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1o Quelques philosophes ont imaginé que, pour entamer une recherche, il suffisait de formuler une question ou de la coucher par écrit. Ils ont même recommandé de commencer l’étude en mettant tout en question. Mais le seul fait de donner à une proposition la forme interrogative n’excite pas l’esprit à la lutte pour la croyance. Il doit y avoir doute réel et vivant ; sans quoi toute discussion est oiseuse.

2o C’est une idée commune qu’une démonstration doit se poser sur des propositions irréductibles et absolument indubitables. Ces propositions sont, pour une certaine école des principes premiers universels, pour une autre des sensations premières. En réalité, une recherche, pour avoir ce résultat complètement satisfaisant appelé démonstration, n’a qu’à partir de propositions à l’abri de tout doute actuel. Si les prémisses n’inspirent bien réellement aucun doute, elles ne sauraient être plus satisfaisantes.

3o Il est des gens qui aiment à discuter un point dont tout le monde est convaincu. Mais cela ne peut mener plus loin. Le doute cessant, l’activité intellectuelle au sujet de la question examinée prend fin. Si elle continuait, elle serait sans but.

V

Si l’unique objet de la recherche est de fixer une opinion, et si la croyance est une espèce d’habitude, pourquoi n’atteindrait-on pas le but désiré, en acceptant comme réponse à une question tout ce qu’il nous plaira d’imaginer, en se le répétant, en insistant sur tout ce qui peut conduire à la croyance, et en s’exerçant à écarter avec haine et dédain tout ce qui pourrait la troubler ? Cette méthode simple et sans détours est en réalité celle de bien des gens. Je me souviens qu’on me pressait un jour de ne pas lire certain journal, de crainte que mes opinions sur le libre échange n’en fussent modifiées ; ou, comme on s’exprimait, « de crainte que je ne me laisse abuser par ses sophismes et ses inexactitudes. » — « Vous n’êtes pas, me disait-on, spécialement versé dans l’économie politique ; vous pouvez donc, sur ce sujet, être aisément déçu par des arguments fallacieux. Vous pouvez, en lisant cette feuille, vous laisser entraîner aux doctrines protectionnistes. Vous admettez que la doctrine du libre échange est la vraie, et vous ne voudriez pas croire ce qui n’est pas vrai. » J’ai vu souvent adopter ce système de propos délibéré ; plus souvent encore, une aversion instinctive contre l’état d’indécision, s’accroissant jusqu’à devenir une vague terreur du