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regnaud. — études de philosophie indienne

la soumet la transmigration[1]. C’est ainsi que, comme nous l’avons dit, l’âme individuelle trouve dans le profond sommeil une délivrance momentanée.

Cet état de profond sommeil dans lequel on ne voit (paçyati) point de rêves, sinon des rêves agréables, diffère du reste, comme nous le verrons, de l’état de simple sommeil où l’âme n’est pas délivrée.

Dans un autre passage de la Brh. âr. Up. (IV, 3, 7 et seqq.), il est longuement question de la situation de l’âme dans le sommeil et le rêve. On sent au vague de l’expression et à la confusion de la pensée que, à l’époque où ce morceau a été composé, les idées que les brahmanes en avaient étaient encore bien indécises. Heureusement, le commentaire de Çankara nous indiquera, pour les versets que nous allons citer, sinon le sens précis qu’il faut y attacher, du moins les conceptions dont elles contenaient le germe et auxquelles elles ont fini par aboutir :

IV, 3, 9. « Le purusha (l’âme individuelle ou l’homme intellectuel, purusha signifiant, proprement, homme) a deux résidences, ce monde-ci et l’autre[2] ; il en est une troisième, le rêve (ou le sommeil), qui sert de trait d’union aux deux autres. Dans cette station intermédiaire, il voit les deux autres, c’est-à-dire ce monde-ci et l’autre. Proportionnellement aux efforts qu’il fait pour atteindre la résidence de l’autre monde[3], il voit tout à la fois le mal et le bien[4].

« Quand ce purusha dort, emportant une particule de ce monde[5] qui contient toutes choses, détruisant de lui-même (son corps)[6],

  1. âkâçaçabedena para eva sva âlmocyate tasmin sva âtmany âkâçe çete svâbhâvike’sâmsârike.
  2. Ce monde-ci est, au point de vue psychologique et subjectif, celui dans lequel on prend connaissance des objets à l’aide des sens corporels ; tandis que l’autre monde est celui dont on a la perception après que l’âme est séparée du corps. (Çankara.)
  3. L’instrument (sâdhana) au moyen duquel l’âme individuelle obtient, dans le sommeil, l’autre monde ou prend vue sur lui, est le souvenir de la science et de l’œuvre (vidyâkarmapûrvaprajnâ). (Çankara.)
  4. Il goûte les fruits du bien et du mal accomplis par lui dans l’existence réelle, ou dans l’état de veille qui a précédé le sommeil. Il les voit et en éprouve l’effet dans le rêve où ils se retrouvent à l’état d’impressions durables (vâsanâ). Toutefois le rêve ne résulte pas exclusivement du souvenir laissé par les perceptions recueillies dans l’état de veille. Il comporte aussi parfois la prévision des choses qui seront perçues dans une existence postérieure (pratipattavyajanmavishayâni), soit par l’effet du sentiment anticipé des conséquences de l’œuvre bonne ou mauvaise dont l’âme a fait provision et qui détermineront pour elle les conditions de l’existence future, soit par suite de l’intervention d’une divinité (devatânugrahâd). (Çankara.)
  5. C’est-à-dire, muni des impressions qu’il a recueillies par les sens dans l’état de veille. (Çankara.)
  6. C’est-à-dire, ayant rompu momentanément les liens qui l’attachaient au corps, ayant retrouvé son indépendance vis-à-vis du corps. (Çankara.)