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ses émotions. » Disproportion étrange entre les forces intellectuelles de l’homme et sa puissance d’expression. Evidemment on a omis un chaînon intermédiaire de la série organique, un don naturel à l’homme et propre à son espèce ; cette caractéristique différentielle, ne serait-ce pas la parole ? Il n’y a pas, en effet, de démarcation absolue entre l’homme et l’animal, « C’est l’énergie positive et spécifique de la pensée, qui, unie à une certaine organisation corporelle, s’appelle chez l’homme raison, comme elle devient chez les animaux la faculté constructive : voilà ce qu’on appelle la liberté de l’homme et l’instinct de l’animal. La différence est non pas de degré, c’est-à-dire de plus ou de moins entre les forces composantes, mais dans une direction et une évolution de ces forces entièrement différente. » Or tout être, même dans les actes les plus insignifiants en apparence, manifeste sa nature propre. « Si un homme pouvait exécuter un seul acte en pensant complètement à la manière de l’animal, il ne serait plus un homme. » Il est donc vrai que « l’état le plus assujetti aux sens chez l’homme est encore humain, c’est-à-dire accompagné de réflexion », et que par suite « réflexion et langage sont identiques ». « L’homme fait preuve de réflexion dès l’instant où, du milieu des images qui assaillent ses sens, il en dégage une pour la considérer tranquillement à part. » Mais au même moment le mot est créé. « Ainsi l’homme voit un agneau. Il ne le voit pas comme le verrait un loup vorace, mais il éprouve le besoin de connaître cet animal qu’il voit pour la première fois… L’agneau est là, tel que les sens de l’homme le lui représentent, c’est-à-dire couvert d’une laine blanche et douce. L’âme consciente et réfléchie cherche dans l’agneau une marque distinctive. L’agneau bêle : voilà la marque trouvée… » Avec une non moins vive intelligence des détails de la question, Herder exposait, dans le même travail, comment les noms des objets dépourvus de son résultent du concours et de la parenté intime des sens. Plus tard cependant, effrayé sans doute par les difficultés multipliées du sujet, l’auteur des Idées appelait le langage « un miracle d’institution divine ».

À Guillaume de Humboldt revient l’honneur d’avoir compris et affirmé le premier l’idée fondamentale en linguistique de la « vie du langage[1]. » Rompant avec la vieille métaphysique, qui faisait du langage une entité mystérieuse, il proclama que celui-ci n’est pas produit (ein Werk), mais une production constante de l’esprit (eine Wirksamkeit). Bref, « la parole n’est que le parler, Sprache ist nur Sprechen ». De là, comme conséquence, l’inséparabilité de la pensée et de la parole. L’idée générale et le mot sont originairement une seule et même chose : la représentation interne n’existe d’une façon distincte qu’autant qu’elle se transforme, par suite de l’effort mental, en son objectif. Remarquez encore que c’est le mot qui réveille les sensations

  1. Einleitung in die Kawi-Sprache. Cf. Ueber die Verschied. des menschl. Sprachbaues.