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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/98

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son du langage fut un premier grincement provoqué par la perception visuelle d’un mouvement violent ; à l’occasion d’un autre mouvement expressif se produisit un autre son, sans qu’on y associât aucune signification spéciale. Car à l’origine on parlait essentiellement par gestes, et le son onomatopéique lui-même n’était qu’un geste de la bouche. Le son se transformait, se multipliait insciemment, sans être réparti entre des objets différents. Il le fut, mais plus tard, et cette répartition fut l’effet du hasard[1]. « De même, dit Geiger, que dans quelques sons phoniques nous croyons trouver de l’analogie avec les bruits extérieurs de la nature, ainsi dès ce temps-là un sentiment pareil agissait sur la fixation des mots. Seulement le sentiment de cette analogie n’était qu’un des motifs de la spécialisation que l’usage introduisait parmi les mots signifiant en soi la même chose. » — Notre puissance intellectuelle d’observation et de réflexion, en progressant, reste toujours, d’après le même linguiste, d’un pas en arrière du processus phonique, si bien que chaque élément isolé du langage précède l’élément distinct correspondant de la raison. D’abord il est bien évident qu’à l’origine l’homme n’a pas procédé comme le savant, examinant en premier lieu les objets individuels pour en dégager le général et le dénommer. La formation des idées intellectuelles est primitivement indépendante de toute faculté intellectuelle, et voici comment les choses se passent, suivant notre auteur : Je vois sur le marché du poisson, de la viande, des légumes ; il se forme de tout cela une image mixte, un produit de plusieurs facteurs dont tantôt l’un et tantôt l’autre reparaît à mon esprit. Cet amalgame confus d’images, voilà l’idée générale d’ « aliments ». Le son se développe en appliquant ses différentes modifications aux variations particulières de cette image flottante, car le son venant à changer ne rappelle plus, on le comprend, ce qu’il rappelait auparavant. Ainsi l’homme primitif, en voyant un bœuf, une mouche, les dénomma, mais en exprimant ce qu’il y a de général dans ces formes extérieures, de même qu’on n’a pas attendu de découvrir d’autres soleils et d’autres lunes pour dénommer noire soleil et notre lune. Puis il vit d’autres bœufs et d’autres mouches, qu’il prit pour ce qu’il avait déjà vu et dénommé. C’est seulement quand il vit deux bœufs et deux mouches côte à côte que l’assimilation (Verwechslung) fut impossible. La confusion primitive était abolie par la sensation de contraste ; mais originairement il n’y eut d’idées déterminées que pour les extrêmes. Les idées évoluent donc de haut en bas, de la plus haute généralité à la moindre, en se morcelant en contraires[1].

  1. a et b Cf. Curtius, La chronol. dans les lang. indo-europ., loc. cit. L’idée de cette intégration irréfléchie et logiquement irrésoluble des éléments phonétiques du langage s’y trouve aussi exprimée. Parlant des « fins que poursuit sans en avoir conscience, l’esprit créateur du langage » et de l’étonnante simplicité des moyens par lesquels un petit nombre de thèmes pronominaux monosyllatiques a produit tout le système des formes verbales et casuelles, il pose en fait que « le langage a, en des temps différents, employé les mêmes moyens d’une manière entièrement différente. »