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janet. — perception visuelle de la distance

mots : « que les objets lui touchaient les yeux. » Quel sens cette expression pouvait-elle avoir ? Cheselden ne s’est pas donné la peine de le dire et de le chercher. Il n’a pas interrogé l’aveugle pour le faire expliquer : il ne nous a pas rapporté ses réponses textuelles. Il n’a pas institué d’expériences particulières pour vérifier et interpréter cette remarquable assertion. Tout repose sur un mot ; on conviendra qu’il est difficile d’établir une théorie sur un fondement plus léger. Examinons cependant ce mot, et cherchons-en la valeur.

Tout le monde conviendra qu’un aveugle qui voit pour la première fois doit éprouver des sensations tellement nouvelles, qu’il doit lui être extrêmement difficile d’en rendre compte. Que s’il l’essaye cependant, n’est-il pas certain qu’il cherchera à exprimer ses sensations nouvelles en se servant de mots empruntés aux sens qui lui sont le plus familiers ? Or on sait que, chez l’aveugle, le sens le plus développé, parce qu’il lui est le plus utile, c’est le sens du toucher ; c’est donc au toucher qu’il empruntera les images dont il a besoin. Il dira que les objets lui semblent toucher ses yeux, parce que c’est l’expression la plus vive qu’il puisse employer pour faire entendre l’impression immédiate ressentie dans un nouveau sens. Le mot toucher n’est ici qu’une métaphore, qui veut dire que la lumière agit sur le sens de l’œil comme la chaleur sur la main. En un mot, on confond ici la perception et le langage. L’aveugle-né doit voir la même chose que nous, mais il n’a pas la même langue : il traduit les sensations de la vue dans la langue du toucher ; ce n’est que peu à peu qu’il apprendra à les exprimer comme nous dans la langue qui leur est propre.

On comprendra encore mieux la valeur de cette expression, si l’on compare l’idée de distance tactile à l’idée de distance visuelle. À proprement parler, nous ne percevons pas plus la distance par le toucher que par la vue ; quand nous touchons un objet, c’est que nous sommes en contact avec lui, et par conséquent qu’il n’y a pas de distance entre lui et nous. La distance n’est donc pas pour le tact l’objet d’une perception directe : c’est la conclusion d’un raisonnement ; c’est l’idée d’un certain intervalle à franchir pour arriver à toucher l’objet. Le contact s’oppose à la distance ; la distance exclut le contact. La distance tactile est une possibilité de contact séparée de l’acte par un certain temps. Telle est l’idée, la seule idée que l’aveugle-né ait de la distance avant toute opération : il ne peut se la représenter que comme la possibilité d’une sensation future, non actuelle, ou comme le passage possible de la sensation actuelle à une sensation future.

Qu’est-ce maintenant que la distance visuelle ? Illusion ou réalité,