Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VII.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
janet. — perception visuelle de la distance

du tout. Nous comprenons très-bien ce que serait que voir la nature comme un tableau peint, puisque le tableau peint nous fait quelquefois l’illusion de la nature ; mais nous ne pouvons aller plus loin. Un état de perception où nous verrions un tableau sans aucune distance entre lui et nous est un état en dehors de toute expérience ; il est irreprésentable à l’imagination. Voir, c’est projeter en dehors des images qui sont en nous ; c’est là ce qu’on appelle voir, ou ce n’est rien. Pour la vue, il ne peut y avoir d’autre dehors que la distance. À moins de réduire la couleur à n’être qu’une modification de notre âme, comme la chaleur et la saveur, et de faire de l’espace tout entier (avec ses trois dimensions) une construction ultérieure de l’esprit, comme M. Bain et M. Stuart Mill, à moins, dis-je, de subjectiver entièrement la couleur, l’opinion discutée est incompréhensible. On ne sait ce que peuvent être des plans colorés appliqués immédiatement à un moi sentant, ce que c’est qu’un moi touchant des plans par la vue. C’est transporter d’une manière tout à fait inintelligible les propriétés du toucher à celles de la vue. Pour la vue, la distance est la forme de l’objet perçu ; voir, c’est éloigner l’objet de nous, le projeter à distance. Une autre espèce de vision serait un mode de perception dont nous n’avons aucune idée et dont nous ne pouvons pas parler.

Mais, dit-on, nous ne pouvons pas voir la distance. Nous l’accordons ; mais, sans voir la distance, nous prétendons qu’on ne peut voir qu’à distance. La distance n’est pas l’objet, c’est la condition de la vision. Après tout, on ne voit pas plus l’étendue de surface que l’étendue de profondeur : nous ne voyons que des couleurs disposées d’une certaine manière, et la disposition n’est pas un objet de sensation.

Quant à l’opinion qui, renonçant à cette distinction de la surface et de la profondeur, ferait de l’espace entier, à trois dimensions, une construction de l’esprit, resterait encore à savoir si c’est une construction à priori, comme le veut Kant, ou une construction à posteriori, fondée uniquement sur la sensation musculaire, comme l’entendent les Anglais. Nous n’entrerons pas dans cette discussion. Disons seulement que, dans l’opinion de Kant, on admettrait encore l’innéité, aussi bien pour la troisième dimension que pour les deux autres : ce qui est ici le seul point de notre discussion : ce que nous contestons, c’est la théorie qui admet la vision de surface et nie la vision de profondeur : c’est dans ces termes que nous circonscrivons le débat.

Il nous semble d’ailleurs que cette distinction de la surface et de la profondeur est impossible : la perception d’une surface plane,