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janet. — perception visuelle de la distance

doute ; par exemple, on fait remarquer que les perceptions de la vue sont dues en grande partie aux mouvements de l’œil[1], et que le mouvement de l’œil est un phénomène musculaire qui n’appartient pas en propre au sens de la vue, considéré en tant que sens. Je ne le nie pas ; cependant je ferai remarquer qu’il a été démontré depuis longtemps par M. de Biran que nos sens ne deviennent proprement des agents de perception qu’en tant qu’ils passent de l’état passif à l’état actif ; et cela n’est pas seulement vrai pour la vue, mais pour tous les autres sens, et pour le toucher lui-même ; quelque effort que l’on puisse faire pour se représenter un état purement passif de chacun de nos sens, il est impossible d’y supprimer complètement toute activité sans supprimer le sens lui-même. Il y a donc dans chacun de nos sens, et dans l’usage de leurs organes, un certain état de tension, de tonicité, d’activité qui fait partie du sens lui-même et qui en est en quelque sorte la vitalité. L’oreille elle-même, quoiqu’elle obéisse très-peu à notre volonté, peut être en quelque sorte tendue ; il en est de même de l’acte d’ouvrir ou de tendre les narines, de presser fortement par la main. Chacun de nos sens, si l’on fait abstraction de cet effort, de cette tension, apparaîtrait à peine à la conscience. Sans doute, lorsque l’œil opère de véritables déplacements, de haut en bas, de droite à gauche, ce sont là des mouvements qui n’appartiennent pas à la vision en tant que telle, de même que mouvoir la main n’est pas un phénomène de tact ; mais, si l’on entend parler de cette tension minimum sans laquelle l’œil ne serait pas même un organe vivant, il est clair que c’est là un élément intégrant de la vision ; or c’est en tenant compte de cet élément, comme essentiel à la vision, que nous disons que la vue toute seule pourrait suffire à la construction du monde extérieur, au moins au point de vue de l’espace. Il n’y a pas lieu ici de pousser l’analyse trop loin et de séparer du sens lui-même ce sans quoi le sens n’existerait pas, car, pour réduire la vision à elle seule, on la supprimerait totalement.

  1. Je tiens à faire remarquer que cette théorie, à laquelle on attache aujourd’hui avec raison tant d’importance en Angleterre et en Allemagne, appartient en propre à Maine de Biran, dans son Mémoire sur l’habitude. Voici ses propres termes : « Il est difficile de dire dans quelles bornes étroites les fonctions de la vue seraient circonscrites, si nous faisions abstraction de la mobilité particulière de cet organe… L’impression résulte et dépend de l’activité motrice ; c’est par une action proprement musculaire et avec un effort très-perceptible, que l’œil se fixe, se dirige, s’ouvre plus ou moins, raccourcit ou allonge son diamètre… » (Œuvres, p. 34.) Au reste, Condillac lui-même n’avait pas méconnu ce fait, quoiqu’il n’en ait pas saisi toute l’importance : « Comment les mains pourraient-elles dire aux yeux : Voyez comme nous, si les yeux étaient immobiles ? »