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stuart mill.fragments inédits sur le socialisme

ment que de décrire les horreurs de l’indigence, ou de supputer le nombre d’hommes qui dans les pays les plus avancés sont habituellement, durant le cours de leur existence, la proie des souffrances physiques et morales qui découlent de l’indigence. C’est l’affaire des philanthropes qui les ont dépeintes avec des couleurs passablement sombres. Il suffira de dire que la condition du grand nombre dans l’Europe civilisée, même en Angleterre et en France, est plus mauvaise que celle de la plupart des tribus sauvages connues.

On dira aussi que nul n’a raison de se plaindre de ce mauvais sort, parce qu’il n’est le partage que de ceux qui se laissent dépasser par les autres, auxquels ils demeurent inférieurs en énergie et en prudence. Cela fût-il vrai, ce ne serait qu’un mince allégement du mal. Qu’un Néron, qu’un Domitien imposent à cent de leurs victimes l’obligation de racheter leur vie en luttant à la course sous la condition que les cinquante ou les vingt qui resteront en arrière seront mis à mort, la condition sera-t-elle moins injuste parce que les plus forts ou les plus agiles auront la certitude d’échapper, à moins d’accident malencontreux ? Le mal et le crime, c’est que quelqu’un soit mis à mort. De même, dans l’économie de la société, s’il est des hommes qui souffrent de privations physiques ou de dégradation morale, dont les besoins matériels ne soient point satisfaits ou le soient de telle sorte que les brutes seules pourraient s’en contenter, c’est un vice qui n’est pas nécessairement imputable à la société, mais qui n’en est pas moins la preuve que les arrangements sociaux manquent leur but. Affirmer après cela, comme pour atténuer le mal, que ceux qui souffrent de la misère sont les membres les plus faibles de la société au moral et au physique, c’est ajouter l’insulte au malheur. Est-ce que la faiblesse justifie la souffrance ? N’est-elle pas au contraire aux yeux de tous un titre irrécusable à la protection contre la souffrance ? Si les heureux avaient les idées et les sentiments qu’ils devraient avoir, voudraient-ils de leur prospérité, du moment que, pour la payer, il faut qu’une seule personne de leur voisinage se trouve, pour une autre cause qu’une faute volontaire, dans l’impossibilité absolue d’acquérir une existence désirable ?

Il y a une chose qui, si elle était vraie, exonérerait les institutions sociales de toute responsabilité à l’égard de ces maux. Puisque l’espèce humaine ne saurait tirer une existence agréable ou même une existence quelconque que de son travail et de ses privations, il n’y aurait pas lieu de se plaindre de la société, si tous ceux qui veulent bien s’imposer une juste mesure de ce travail et de ces privations pouvaient obtenir une juste mesure de ses fruits. Mais en est-il ainsi ?