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logue à celle que nous constatons dans tout l’univers. Les plus fortes, et principalement celles qui sont pour ainsi dire dans le sens du développement vital, sont les seules à l’emporter. Il est peu probable, par exemple, qu’une Chinoise transportée en naissant dans nos pays éprouve jamais le besoin d’avoir les pieds enfermés dans des chaussures trop étroites. Toutes ces coutumes ne vivent que par le milieu et l’éducation : ôtez-les de leur milieu, le flot de la vie les emporte.

Pour nous, ce qui nous semble sujet à contestation dans la théorie de M. Spencer, c’est la manière dont il se représente le rôle de l’hérédité dans la formation du caractère moral. Que l’hérédité agisse puissamment sur notre caractère, c’est évident ; mais comment s’exerce cette action ? est-elle aussi directe, aussi exclusive que paraît le croire M. Spencer ? Il semble à l’entendre que l’hérédité peut toute seule, abstraction faite du milieu et de l’éducation, nous donner des règles de moralité. Quand il nous parle de certaines « facultés d’intuition morale », il a tort, selon nous, d’emprunter à la doctrine de l’intuitionnisme mystique un langage vicieux. Veut-il dire que l’hérédité fournit à l’homme l’intuition immédiate du bien et du mal, la détermination fixe des actes moraux et immoraux ? S’il en était ainsi, M. Spencer en reviendrait à ce qu’il y a de plus insoutenable dans la vieille doctrine du « sens moral », à savoir que nous apercevons par une sorte de vue intérieure le bien et le mal, comme nous distinguons par les yeux le noir du blanc. L’innéité des idées morales ne nous semble pouvoir être acceptée en aucune manière, même si on la ramène à l’hérédité. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas là la vraie pensée de M. Spencer. Néanmoins, il faut le dire, on est porté de nos jours à admettre la toute-puissance de l’hérédité comme on admettait au siècle dernier la toute-puissance de l’éducation : en morale, en politique, on l’invoque à tout propos ; c’est sur l’hérédité qu’on s’appuie pour justifier les idées aristocratiques, le droit des races et toutes les théories que le langage commun désigne sous le nom de « réactionnaires ». M. Spencer lui-même, sans tomber dans ces excès ni en politique ni en morale, prend cependant plaisir à opposer l’hérédité à l’éducation, et restreint énormément en faveur de la première le pouvoir de la seconde. Selon lui, la foi aux effets de l’enseignement intellectuel est « une des superstitions de notre époque », et d’autre part l’enseignement moral à lui seul n’est pas moins inefficace ; la force décisive et directrice est l’habitude qui se transmet par l’hérédité.

Ne pourrait-on dire que les moralistes anglais contemporains jugent un peu trop de l’homme par l’animal, chez qui les habitudes héréditaires offrent quelque chose de si net et de si automatique ?