Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VII.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
313
guyau. — l’hérédité morale de m. spencer

lentement, et au milieu de ce développement laborieux un rien peut les arrêter. D’une part, là où manque telle ou telle capacité héréditaire, l’ « éducateur » est réduit à l’impuissance ; d’autre part, là où cette capacité existe, on peut l’oblitérer et la supprimer assez facilement. Élevez une jeune Canaque comme une jeune fille européenne ; il est évidemment impossible que vous arriviez à lui communiquer la délicatesse de sentiments et l’élévation d’idées que vous communiquerez à l’autre : ceci montre bien l’impuissance où se trouvent l’éducation et le milieu à suppléer tout d’un coup à l’hérédité ; moralement, un sauvage éprouve autant de difficulté à rivaliser avec un Européen qu’il en aurait physiquement à devancer une locomotive. Mais renversons les termes : supposons un de nos hommes les plus célèbres par son humanité ou sa charité transporté en naissant chez les anthropophages d’Afrique ou d’Océanie : le bon abbé de Saint-Pierre, par exemple, l’auteur du Projet de paix perpétuelle, ne tardera pas à trouver que la guerre a cette utilité incontestable de procurer une nourriture bien plus succulente et plus abondante que d’habitude. Saint Vincent de Paul, habitué dès sa naissance à voir abandonner les malades avec une sorte de terreur superstitieuse, quelquefois à les voir étrangler pour en finir plus vite, ne songera jamais à fonder un ordre de sœurs gardes-malades (l’un des rares ordres religieux qui aient eu quelque utilité). De même, Mozart ou Haydn, nés chez les Hurons ou même chez un peuple d’une civilisation déjà avancée, comme les Chinois, joueront peut-être merveilleusement du tam-tam ; mais ils ne s’élèveront guère plus haut. Il faut au génie intellectuel, comme à ce génie moral qu’on appelle la bonté, des instruments pour s’exercer et se développer ; il faut qu’il soit aidé, provoqué ; il a besoin d’une certaine atmosphère où il puisse vivre ; il faut qu’il puisse tout ensemble se comprendre et être compris. De là vient que, même au sein de notre civilisation et sans que nous nous en doutions, de hautes intelligences et de nobles caractères se trouvent chaque jour arrêtés dans leur développement, étouffés par le milieu où ils vivent : les uns sont empêchés de penser, les autres d’agir. La Fontaine, notre grand poète, s’est ignoré lui-même jusqu’à quarante ans ; combien facilement il eût pu s’ignorer toute sa vie ! Sans cesse l’hérédité a besoin de l’occasion, de la fortune, cette déesse que les anciens adoraient ; elle a besoin de l’art et de la science, qui, par l’éducation, la règlent ou l’effacent à leur gré ; en un mot, elle est impuissante à diriger en tel ou tel sens précis la vie et les actions humaines ; c’est une force souvent aveugle, qui, combinée avec d’autres forces, peut produire un effet tout contraire à celui qu’on attendait d’elle.