telle ou telle idée morale en particulier qui se modifie avec la suite des siècles ou qui diffère d’un pays à l’autre : combien d’hommes pour lesquels la notion même du devoir est vide de sens et qui sont à jamais incapables de la concevoir ! Naturellement, ces faits ne prouvent rien contre la réalité de la loi morale, pas plus que l’inaptitude d’un Hottentot à s’élever à l’intelligence de la vraie beauté ne relègue les créations de Phidias ou de Raphaël dans le domaine des chimères. Mais il en résulte évidemment que l’étude de la conscience morale, c’est-à-dire d’un ensemble de sentiments plus ou moins nets et concordants, qui nous ont été légués par nos ancêtres et que l’éducation a développés en nous, ne peut avoir en éthique qu’une valeur subordonnée.
Kant n’écrivait pas un paradoxe en disant que la morale n’en subsisterait pas moins s’il était prouvé que depuis l’origine du monde aucun acte absolument moral n’a été accompli. Il en est, sur ce point, de la morale comme de la géométrie. « À propos d’une forme plus ou moins irrégulière que ma main a touchée, que mon œil a perçue, mon esprit, dégageant la sensation de ce qu’elle a d’accidentel, de matériel et d’imparfait, parvient, par l’effet de la puissance d’abstraction dont il est doué, à l’idée du triangle ou du cercle, du cylindre ou de la sphère… Mais l’idée primitivement conçue, finissant par disparaître entièrement de la science, n’est pour le géomètre qu’une sorte de cause occasionnelle de son travail. Il en résulte que, la géométrie étant exclusivement la science des figures qu’il a construites, il est absolument vrai de dire avec Kant que le géomètre construit l’objet même de son étude[1]. » Ainsi la morale a pris naissance du jour où les hommes ont remarqué que quelques-uns d’entre eux exécutaient des actes que les motifs intéressés ne suffisaient pas à expliquer, mais elle ne devient une science qu’à la condition d’abandonner ce point de départ empirique, qui ne lui permettrait jamais de dicter des lois absolues ; comme la vraie géométrie, elle doit reposer sur un ou plusieurs axiomes ou vérités a priori.
En fait, toute morale digne de ce nom se fonde sur des postulats métaphysiques. Pour Leibniz, la moralité consiste dans la clarté des représentations de la monade ; mais cela suppose admis : 1° le système des monades, 2° la prééminence de l’intellect sur les autres facultés. On a déjà vu, et Schopenhauer a parfaitement démontré, que Kant admet sans preuve l’idée d’un devoir, d’une loi absolue, d’un impératif catégorique ; seulement on peut prétendre que Kant n’a pas eu l’ambition de donner une morale, pas plus qu’une méta-
- ↑ P. A. Bertauld, Introduction à la recherche des causes premières, t. i, p. 77, 84, passim. Germer Baillière, 1876.