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reinach.le nouveau livre de hartmann

actions humaines dans doux catégories, égoïstes et non égoïstes, et attribue, sans autre discussion, aux secondes la qualification de morales qu’il refuse aux premières. Il relègue la notion du devoir parmi la vieille défroque de la morale théologique ; à l’en croire, la forme catégorique de l’impératif kantien est un emprunt fait au Décalogue, et cet emprunt est rendu manifeste par l’expression archaïque dont Kant affuble ses maximes (Du solht nicht lügen, Point ne mentiras). Quoi qu’il en soit, la moralité, selon Schopenhauer, consiste dans le dévouement absolu au bien d’autrui ; ce dévouement n’est pas une utopie : c’est un fait quotidien et qui se traduit en nous par le sentiment de la sympathie. Schopenhauer appelle la sympathie du nom de pitié et ne paraît ainsi connaître qu’une seule de ses formes ; pourtant il est tout aussi naturel à l’homme de se réjouir des joies de ses semblables que de s’affliger de leurs maux. Si parfois le spectacle du bonheur d’autrui éveille en nous des sentiments d’une autre nature que la joie, l’envie par exemple, inversement le spectacle de leur infortune n’est pas toujours accompagné de chagrin. Un moraliste a exprimé sous une forme incorrecte un fait malheureusement trop exact : « Nous éprouvons toujours un plaisir secret au malheur de nos amis. » Trois raisons expliquent l’oubli intentionnel de Schopenhauer : son humeur atrabilaire, sa théorie du plaisir, et son désir de distinguer sa doctrine de celle d’Adam Smith, qui faisait, on le sait, de la sympathie sous toutes ses formes le fondement de la morale.

De la pitié, disons de la sympathie, Schopenhauer prétend tirer toutes les vertus : elle peut se manifester par des effets positifs, quand elle me porte à faire du bien à autrui : elle prend alors le nom de charité ou de philanthropie ; ou par des effets négatifs, en m’empêchant de nuire à mes semblables : elle s’appelle alors justice ; le devoir ne serait qu’un nom donné aux actes dont l’omission constitue une injustice. Ainsi se trouve rempli entièrement le programme de toute morale, que résume cette maxime : Neminem læde, onmes juva. Quant à la pitié elle-même, elle s’explique le plus aisément du monde par la communauté d’essence de tous les individus, laquelle est intuitive dès qu’on conçoit l’idéalité de l’espace et du temps, qui sont, d’après Schopenhauer, les seuls « principes d’individuation ».

De cette analyse, nous ne retenons que ceci : parmi les vertus, Schopenhauer exalte surtout la charité, la bienfaisance sous toutes ses formes ; il faut aimer nos semblables comme d’autres nous-mêmes, soulager leurs maux comme si c’étaient les nôtres : voilà le dernier mot de la morale immanente. Procédons maintenant en