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reinach.le nouveau livre de hartmann

commun avec la morale. Jamais l’orgueil humain ne s’est emporté à un excès aussi monstrueux ; jamais il ne s’est plus abusé sur la véritable portée de ses forces et les vraies limites de son empire. Les hommes, comme le dit Platon, sont groupés autour de la mer comme les grenouilles sur les bords d’un marais ; nous n’avons pas encore exploré toute la surface du globe terrestre, nous n’en habitons qu’une petite partie, nous ne pénétrons pas au delà d’une couche de quelques centaines de mètres ; notre terre est un grain de poussière perdu dans le système solaire, notre système solaire une petite tache dans une vaste nébuleuse, notre nébuleuse un point dans l’immensité des mondes. Parce qu’il nous aura plu de nous entretuer, s’imagine-t-on que la machine colossale dont nous sommes un rouage imperceptible s’en portera plus mal ? En vérité, le ciron de Pascal aurait tout autant le droit de croire que les destinées du monde sont suspendues à sa tête. Roi d’une coquille de noix, est-ce bien à l’homme de s’ériger en arbitre et en maître de l’univers ? et son impuissance n’éclate-t-elle pas à l’énormité de ses prétentions ?

Admettons que dans tous les autres mondes la nature ait suivi une marche analogue à celle dont la création terrestre nous offre le spectacle ; admettons qu’un jour, dans chacun de ces mondes, une espèce d’êtres supérieure établisse sa domination incontestée, et que ces millions d’âmes, courbées sous la même misère, se réunissent dans un même sentiment, non d’amour, mais de haine contre la vie qui les écrase. Qu’elles s’anéantissent, si elles le peuvent, mais elles n’anéantiront qu’elles-mêmes. L’homme, et tout être qui lui ressemble, peut utiliser les forces naturelles : il ne peut ni créer ni détruire un atome. Les unités supérieures auront disparu, les unités inférieures subsisteront, la quantité de matière dans le monde restera la même, la quantité d’intelligence, de beauté, de moralité aura seule diminué : notre immense effort aboutira à un immense avortement.

Si nul n’est tenu à l’impossible, nous devons donc rejeter la loi qu’on nous propose ; mais il y a plus. Accordons que par une cause quelconque, qui n’est pas nous, mais dont nous pouvons être un des instruments, l’univers, l’Un-Tout s’anéantisse. Rien ne prouve que la volonté, une fois anéantie, ne puisse renaître. Il y a probabilité, nous dit-on, que le même événement ne se reproduira pas deux fois de suite[1]. Non ; quand le nombre des chances tend vers l’infini, la probabilité tend vers l’égalité ; elle y atteint dans le cas actuel. Ainsi nous aurons consacré toute notre intelligence, toute notre activité, à

  1. Dans la Philosophie de l’inconscient, ii, 540, M. de Hartmann, supposant