Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VII.djvu/60

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on l’a vu, les idées de vrai ou de faux, complètement développées, sont exclusivement du domaine de la méthode scientifique de fixer la croyance. Quiconque choisit arbitrairement les propositions qu’il adoptera pour vraies ne saurait employer le mot vérités que pour proclamer sa détermination de s’en tenir à celles qu’il a choisies. Sans doute, la méthode de ténacité n’a jamais régné d’une manière exclusive, la raison est trop naturelle à l’homme. Mais la littérature des âges sombres nous offre quelques beaux spécimens dans ce genre.

Commentant un passage de quelque poëte où il était dit que l’ellébore avait fait mourir Socrate, Scott Erigène apprend sans hésiter au lecteur qu’Elleborus et Socrates étaient deux illustres philosophes grecs et que Socrates, ayant été vaincu par l’autre en argumentation, avait pris la chose si à cœur, qu’il en était mort. Quelle idée de la vérité pouvait avoir un homme capable d’accepter et d’enseigner une opinion sans fondement même probable et adoptée absolument au hasard ! Le véritable esprit socratique — car Socrate eût été, je crois, ravi d’être vaincu en arguments, parce qu’il eût ainsi appris quelque chose — contraste singulièrement avec l’idée naïve que s’en fait le commentateur pour qui la discussion ne semblerait avoir été qu’un tournoi.

Quand la philosophie commença à se réveiller de son long sommeil et avant qu’elle fût complètement dominée par la théologie, chaque maître semble avoir eu pour méthode de s’emparer de toute position philosophique qu’il trouvait inoccupée et qui lui semblait forte, de s’y retrancher et d’en sortir de temps en temps pour livrer bataille à ses rivaux. Aussi, des minces comptes rendus que nous avons de ces disputes, nous pouvons dégager une douzaine ou plus d’opinions professées en même temps par différents maîtres sur la question du réalisme et du nominalisme. Qu’on lise le début de l’Historia calamitatum d’Abélard, qui certes était philosophe autant que pas un de ses contemporains, on verra quel esprit batailleur y souffle. Pour lui, la vérité n’est qu’un château fort qui lui appartient en propre.

Quand prévalut la méthode d’autorité, vérité ne signifia guère que foi catholique. Tous les efforts des docteurs scolastiques tendent à concilier leur foi en Aristote avec leur foi en l’Église, et l’on peut lire leurs pesants in-folio, sans trouver un argument qui vise au delà de ce but. Fait remarquable, là où différents credos s’épanouissent côte à côte, les transfuges sont méprisés même du parti dont ils embrassent la foi, tant l’idée de loyauté féodale a remplacé l’ardeur pour la vérité.