Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VIII.djvu/372

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
366
revue philosophique

cet espace sans limites, emplacement de toutes les figures et de tous les corps possibles, soit comme un être véritable, une sorte de matière, soit du moins comme un attribut d’un être réel. Mais l’une et l’autre de ces suppositions nous répugnent ; car, d’une part, l’espace ne nous paraît pas un être réel, et, d’autre part, l’intuition ne nous le montre pas davantage comme étant nécessairement le mode d’un être réel, puisque nous nous le représentons subsistant toujours, quand bien même on supprimerait tous les êtres que nous y voyons ou y concevons. L’idée la plus essentielle que nous fournisse le sens géométrique, celle sans laquelle tout ce qu’il y a de plus clair pour notre esprit deviendrait inintelligible, parait donc se trouver en contradiction avec d’autres données de l’intelligence, très confuses, il est vrai, incapables de servir de base à aucune science positive, mais qui puisent une certaine force dans notre nature sensible, où elles ont pris naissance dès les premières phases du développement intellectuel : nouvelle preuve, pour le dire en passant, de ce fait que l’intuition géométrique n’est pas un simple produit de l’expérience, et que son objet propre, bien que réel en tant qu’impliqué dans toute réalité physique, est d’un ordre très spécial.

Eh bien, cette impossibilité de faire de l’étendue pure une substance ou un mode, de la définir comme une chose qui se palpe et se sente, voilà précisément la raison pour laquelle les géomètres dont je parle rejettent en théorie la notion d’un espace absolu. Ils s’appuient bien aussi en. mécanique, comme on verra ci-après, sur le fait de l’absence de tout signe, de tout jalon fixe, qui permette de reconnaître les vrais mouvements des corps. Mais cette nouvelle raison semble n’être, au fond, qu’une transformation de la précédente ; car le manque de repères dans l’étendue pure tient justement à la nature hyper-physique de cette étendue ou à ce que ses parties ne tombent pas sous les sens[1].

D’ailleurs, les géomètres qui repoussent ainsi en principe, pour des motifs quelconques, l’idée de l’espace, continuent néanmoins à

  1. En d’autres termes, si, par impossible, l’espace pur pouvait être perçu expérimentalement, il semble que ses parties seraient par le fait même distinguées les unes des autres et que l’on sentirait, dans le mouvement, les changements absolus de position éprouvés par l’organe en jeu. En effet, il n’y a de sensation proprement dite, assez persistante pour laisser dans l’esprit quelque connaissance de son objet, que là où il y a contraste, changement, variations plus ou moins fréquentes. Une sensation qui se rapporterait à l’espace en général, sans être accompagnée d’aucun discernement des parties mêmes de l’espace, serait absolument uniforme du côté de son objet : elle ne tarderait sans doute guère à s’émousser autant que si cet objet n’existait pas, et elle aurait cessé d’être perçue bien avant l’époque où la réflexion et la mémoire s’éveillent chez l’enfant.