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l’esprit anglais s’est personnifié le mieux avec ses qualités et ses défauts poussés à l’extrême. Il suffit de lire l’article que Stuart Mill lui consacre dans les Dissertations et discussions pour se convaincre de la profondeur de l’influence qu’il a exercée sur les penseurs de son pays et de son temps.

Les principes du benthamisme sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de les rappeler ici. M. Guyau devait à son programme de les exposer complètement. Notons cependant deux points obscurs de la doctrine qu’il a éclaircis avec un singulier bonheur. C’est d’abord la notion de la vertu telle que la concevait Bentham : « La vertu n’est pas simplement un raisonnement, un calcul ; il faut qu’au calcul s’ajoute l’effort, la lutte, le sacrifice d’un bien présent au bien à venir, en un mot une certaine dose d’abnégation temporaire, sinon définitive. »

L’effort, pris en soi, n’est pas sans doute un bien ; mais il prouve et garantit l’énergie de la volonté et son attachement durable aux maximes de l’intérêt personnel.

Sur le second point, M. Guyau rectifie une erreur que Jouffroy avait accréditée en France, et il nous montre en même temps un des aspects les plus originaux de la doctrine de Bentham. Jouffroy prétendait que Bentham avait substitué sans en avoir conscience la règle de l’intérêt générale à celle de l’intérêt individuel, comme si ces deux règles étaient identiques. Mais c’est sciemment au contraire que Bentham a opéré cette substitution. L’intérêt de chacun, dit M. Guyau résumant la doctrine, est lié à l’intérêt de tous par deux principes, celui de la sanction et celui de la sympathie. La sanction fait subir à l’égoïsme une première transformation ; elle le menace du châtiment. La sympathie produit non seulement dans la ligne extérieure de conduite, mais au sein même de l’égoïsme, un changement plus important encore : elle attire par le plaisir. Grâce à la solidarité qui unit l’intérêt de chaque individu à celui de tous, cette formule a mon bonheur » se réduit à cette autre « le plus grand bonheur du plus grand nombre » ou à cette autre encore « la maximisation du bonheur ». Bentham mettra donc au nombre des vertus cardinales la bienveillance à côté de la prudence : « . Tous les actes de bienfaisance vertueuse qu’un homme accomplit sont un véritable versement effectué par lui dans un fonds commun, une sorte de caisse d’épargne dépositaire du bon vouloir général ; c’est un capital social dont il sait que l’intérêt lui sera payé par ses semblables en services de tout genre, négatifs ou positifs. »

Nous ne pouvons ici qu’indiquer en passant les vues ingénieuses dont est pleine la politique de Bentham, l’objection générale contre toute loi, le droit de propriété fondé sur le principe de l’attente, l’égalité des biens déduite d’un principe analogue à la loi psycho-physique de Fechner, la pathologie mentale et l’art de proportionner les sanctions à la sensibilité des coupables.

La morale et la politique de Bentham sont heureusement résumées par M. Guyau dans ces deux formules, déduites l’une et l’autre de l’har-