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redouter les conséquences de la conduite contraire, et au nombre de ces conséquences peut d’ailleurs se placer le remords, c’est-à-dire la douleur d’avoir été infidèle à des habitudes vertueuses déjà acquises. Mais c’est là expliquer le sentiment du devoir ; ce n’est pas expliquer le devoir lui-même. Sommes-nous vraiment tenus de travailler au bonheur futur de l’humanité ? Stuart Mill, en face de cette question suprême, hésite et tergiverse. Il reconnaît dans l’homme la faculté de se désintéresser et de se dévouer ; mais il ne lui en impose pas l’obligation. Aussi supplée-t-il à l’absence de l’obligation externe par des moyens extérieurs, l’organisation sociale et l’éducation qui uniraient indissolublement les intérêts à la fois dans les faits et dans les esprits.

Stuart Mill n’a pas seulement transformé la morale utilitaire ; il a aussi ses théories propres sur la législation et la politique. Un des sentiments les plus importants au point de vue social est le sentiment de la justice ; mais, quoi qu’en ait dit Bentham, il ne semble pas réductible au simple sentiment de l’utilité. Il contient en effet deux éléments originaux, le mouvement de défense personnelle ou la self vengeance, et la sympathie. Mais son objet n’est autre que l’utilité ou, si l’on aime mieux, la partie la plus importante de l’utilité, la sécurité personnelle. Le législateur doit donc ménager ce sentiment de la justice, et s’efforcer de l’associer, par une meilleure organisation de la société et de l’éducation publique, à tous les actes conformes à l’utilité générale.

Les analyses que M. Guyau nous présente des doctrines de Grote, de Bain, de Bailey, de Lewes et de Sidgwick, sont nécessairement plus courtes. Elles suffisent cependant pour dégager et mettre en relief les traits caractéristiques de chacune d’elles. Notons en particulier l’exposition de la théorie de M. Bain sur les rapports de l’autorité extérieure avec la conscience morale et l’idée du devoir.

Mais la partie la plus remarquable de cette longue revue des morales anglaises est sans contredit celle où M. Guyau aborde les doctrines de MM. Darwin et Spencer. Ici, il ne s’agissait plus seulement de résumer des systèmes déjà exposés par leurs auteurs mêmes ; il fallait, pour ainsi dire, les construire, et en partie au moins les créer, avec les indications nécessairement incomplètes qu’ils ont répandues dans leur différents ouvrages.

À vrai dire toutefois, Darwin, dans sa Descendance de l’homme, s’est moins proposé de résoudre les problèmes théoriques de la morale que d’essayer à son tour l’explication des sentiments moraux ; et cette explication, il croit la trouver dans un instinct que l’homme partage avec tous les animaux, surtout avec les animaux supérieurs, l’instinct social, qui est un des instincts les plus énergiques et les plus vivaces.

Il n’en est plus de même de M. Herbert Spencer, dont la doctrine morale doit nécessairement prendre place au sein d’un immense système où tous les problèmes doivent tenir leur rang et recevoir leur solution. C’est donc par un véritable tour de force de divination et de logique que M. Guyau a comme esquissé d’avance dans ses linéaments essen-