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une foi trop bénévole dans l’optimisme économique. Quant à la contrainte sociale, elle est actuellement bien inefficace dans une foule de cas : pour la rendre plus efficace, il faudrait la rendre despotique, mais alors même ses instruments et ses agents pourraient se retourner contre la société. Il ne suffit pas de multiplier les gardiens : Quis custodiet ipsos custodes ? La sympathie enfin n’est ni universelle, ni régulière, ni certaine : l’opinion publique dans une société benthamiste sera peut-être fort sévère dans la forme ; mais elle sera fort indulgente dans le fond. Et d’ailleurs, quand un vol par exemple est ignoré de tout le monde et qu’il apporte à son auteur aisance et considération, au nom de quel principe Bentham pourra-t-il l’interdire ?

Stuart Mill supplée à l’insuffisance du mécanisme extérieur des lois économiques et des sanctions sociales par le mécanisme intérieur des idées et des sentiments.

Mais si l’identité des intérêts n’est pas nécessaire en effet, si l’association et l’habitude transforment seules en nécessité une simple liaison fréquente, du jour où cette illusion sera connue, ne sera-t-elle pas dissipée ? La réflexion tend donc à défaire les liens que l’inconscience avait formés ; et par suite l’obligation morale est un sentiment provisoire et destiné à disparaître tôt ou tard. Aussi Stuart Mill s’efforce-t-il de prévenir cette issue fatale en espérant, en prédisant une organisation parfaite de la société où les intérêts de chacun seraient effectivement unis à l’intérêt social. En attendant, que faire, et comment réaliser cet idéal de la société parfaite, s’il exige de nous le sacrifice de nos intérêts présents ? Une fois réalisé, supprimera-t-il les inégalités sociales et avec elles l’envie ? Pour organiser la société, il faut commencer par moraliser les individus. En dernière analyse, Stuart Mill recourt à l’éducation, dont la puissance lui semble sans limites ; comme Owen, il veut « employer, entraîner » les êtres humains. Le principal moyen de cette éducation, Pascal l’avait déjà connu et recommandé : c’est la coutume. Le bouddhisme s’en est servi dans l’Inde, et non sans lui faire produire ses effets naturels, suppression de toute individualité, soumission à tout despotisme. En vain essayerait-on de les pallier en faisant de l’intérêt général un dieu et de l’utilitarisme une religion. Le sentiment religieux ne peut suppléer le sentiment moral, et il lui faut un autre objet que le plaisir.

MM. Darwin et Herbert Spencer cherchent plus loin que l’individu, dans ses ancêtres humains ou même animaux, l’origine de ce sens ou instinct moral qui nous obsède et tantôt nous empêche, tantôt nous contraint d’agir. La moralité devient ainsi une sorte d’hallucination organique et héréditaire. Mais l’hallucination peut être inconsciente ou consciente. Une fois consciente, elle n’est plus incurable. Plus nous croirons au système, plus il contribuera à chasser de notre âme ce par quoi il espère nous contraindre à le suivre. Et qui sait même si cet instinct moral ne finira point par être résorbé et annulé, lorsque l’intelligence en aura reconnu l’inutilité ? L’histoire naturelle nous offre en