Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VIII.djvu/431

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
425
ANALYSESguyau. — La Morale anglaise contemporaine.

et de l’ordre futur. Mais de l’amour de soi comment faire sortir autre chose qu’un altruisme inconscient et machinal, ou qu’un égoïsme hypocrite et « diplomate » ? Et comment aussi aimer la vérité de cet amour persévérant et courageux qu’elle demande, si l’on en mesure le prix au plaisir ou à l’utilité qu’elle procure ? Où trouver la force de la défendre aux dépens même de sa sécurité et de son bonheur ? Pareillement, cet idéal de l’humanité et de la nature parfaite que l’évolutionisme nous fait apercevoir dans l’avenir et qu’il nous convie à réaliser, outre qu’il est incertain et éphémère, en quoi nous intéresse-t-il, nous hommes d’aujourd’hui, êtres imparfaits vivant dans un milieu imparfait ? Et pourquoi prendrions-nous l’initiative d’un désintéressement qui nous sera probablement nuisible sans être certainement utile aux hommes de l’avenir ? Aussi la conclusion pratique de l’utilitarisme, c’est le sentiment d’une radicale impuissance, c’est la défiance de soi, le découragement, le désespoir. « Si l’homme est incapable de poursuivre et atteindre d’autre fin que le plaisir, est-ce bien la peine de vivre ? » En dernière analyse, la doctrine la meilleure et la plus vraie est celle qui donne à l’être humain le plus de force morale. Or l’utilitarisme nous refuse la puissance même de vouloir et nous enchaîne invinciblement à l’instinct et à la nature. Mais en nous est, ce semble, une conscience capable de dissoudre l’instinct en le pensant, une volonté capable de s’élever au-dessus de la nature et d’élever la nature même à sa suite dans l’élan qu’elle s’imprime vers un idéal supérieur.

Telle est la conclusion de ce remarquable livre. Elle respire une éloquence chaleureuse et persuasive ; et le sentiment le plus ardent de cet idéal de dignité et de dévouement que la doctrine utilitaire essaye en vain de remplacer ou de retrouver la pénètre et l’anime tout entière. Pourquoi faut-il qu’une sorte de nuage enveloppe encore cet idéal d’une demi-obscurité mystique ? Le cœur le pressent, la volonté s’élance vers lui ; mais ceux qui prétendent le définir se troublent et balbutient : Les mots de liberté, d’indépendance, de perfection, cachent mal l’indétermination d’idées qui se dérobent à toute analyse et à toute formule scientifique. De là un doute suprême qui pèse encore sur l’âme, après ce long voyage à travers tous les systèmes, et qui ne semble pouvoir se dénouer que par un acte de la volonté et par une sorte de parti pris moral : lequel est le vrai, de l’égoïsme ou du désintéressement, de la réalité précise et vérifiable ou de l’idéal vague et indémontrable ? Mais, si c’est là qu’aboutit le problème moral, en faut-il donc conclure qu’il est scientifiquement insoluble, que la foi seule le résout pratiquement, et que longtemps encore, sinon toujours, la philosophie devra écrire sur l’invisible autel où l’humanité adore l’idéal moral : « Au Dieu inconnu ? »

Emile Boirac.