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delbœuf. — le sommeil et les rêves

Si l’on a pu croire que « nos souvenirs se dessinent avec plus de vivacité pendant nos song.es que dans l’état de veille » [1], c’est qu’on a confondu la vivacité relative et la vivacité absolue.

C’est là ce que l’on peut observer tous les jours et ce que j’ai observé vingt fois chez moi-même. Je viens de dîner ; je me sens peu disposé à me remettre de suite au travail ; je m’étends dans un fauteuil devant le foyer qui flambe, et je prends en main un roman. Les enfants jouent, rient, crient et tempêtent dans le corridor. Tout en lisant mon livre, je devine et suis les scènes qui se passent à côté de moi. Peu à peu, je me laisse aller à la somnolence ; les mots et les bruits deviennent de plus en plus indistincts ; je continue en un demi-rêve mon roman ; puis je finis le plus souvent par y jouer un rôle. Le sommeil m’a envahi. Mais cet état dure peu de temps. Au bout de cinq ou de dix minutes, les cris et les rires arrivent de nouveau à mon oreille ; les personnages fictifs s’effacent lentement ; je fais quelquefois des efforts pour les faire revivre et les fixer ; mais les images des marmots se superposent à eux, d’abord transparentes, de manière que je perçois à la fois les uns et les autres ; puis elles deviennent de plus en plus solides, leurs contours se dessinent, les ombres et les lumières s’accusent ; la fiction disparaît pour faire place à l’impérieuse et jalouse réalité ; je suis éveillé.

Ainsi donc, en thèse générale, nos conceptions sont reconnues comme telles, quand nous sommes éveillés, grâce à la vivacité prépondérante des perceptions sur lesquelles elles se projettent ; mais, dans nos rêves, elles font illusion, par cette raison même qu’alors nos perceptions sont obtuses et sans éclat. Pendant la veille, elles font l’effet d’une tache sur un fond lumineux ; pendant le sommeil, elles s’illuminent, parce que le fond devient obscur. Aussi les tableaux que nous présentent les rêves n’ont presque jamais de cadre.

Cette explication si simple se trouve déjà dans Aristote[2]. Les rêves, dit-il, sont des débris de sensations, car toute sensation laisse dans l’âme une empreinte durable. Dans le jour, les mouvements intérieurs passent inaperçus, à cause des impressions que nous recevons et de l’activité de la pensée : c’est ainsi qu’un petit feu disparaît devant un feu immense, et les maux et les plaisirs légers devant les maux et les plaisirs plus grands. Mais pendant la nuit, nos sens étant inactifs, parce qu’ils sont impuissants, laissent revenir au centre de la sensibilité ces mouvements, insensibles durant la veille, et qui deviennent alors parfaitement apparents.

  1. Alf. Maury, ouvrage cité, ch. V, p. 98.
  2. Des Rêves, chap. III.