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exactement comme moi qui, en ce moment, suis intimement persuadé que j’ai une plume à la main, du papier devant moi, et que j’y écris le résultat de mes réflexions. Et autant je regarderais comme un non-sens la tentative de quiconque voudrait chercher à me convaincre que je rêve, autant il doit nous trouver mauvais plaisants quand nous nions et voulons lui faire révoquer en doute l’existence de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, de ce qu’il manie tous les jours.

« Ecoutons, dit Albert Lemoine[1], la réponse d’une hallucinée à qui le médecin voulait démontrer son erreur. « Comment connaît-on les objets ? Parce qu’on les voit et qu’on les touche. Or je vois, j’entends et je touche les démons qui sont hors de moi, et je sens de la manière la plus distincte ceux qui sont dans mon intérieur. Pourquoi voulez-vous que je répudie le témoignage de mes sens, lorsque tous les hommes les invoquent comme l’unique source de leurs connaissances ? » Et lorsqu’on lui donnait comme preuve l’exemple des autres hallucinés qu’elle reconnaissait dans l’erreur : « Ce que mon œil voit, mon oreille entend, ma main le touche. Les malades dont vous me parlez se trompent ; l’un de leurs sens est contredit par l’autre ; pour moi, au contraire, j’ai l’autorité de tous. » Si, quoique bien éveillé, continue l’auteur, le fou croit à la réalité des images ou des bruits qu’il voit et qu’il entend, c’est par cela même qu’il est éveillé, et ne peut douter pour cette raison de la véracité du témoignage de ses sens. »

Comme l’analyse du sommeil, celle de la folie nous amène donc aussi à faire deux parts dans les phénomènes qu’elle présente, et à distinguer ce qui est morbide d’avec ce qui en découle naturellement en vertu de notre expérience antérieure, de nos habitudes intellectuelles et de nos instincts.

L’homme endormi voit parfois un bâton s’animer, un meuble parler, un homme revêtir la forme d’un oiseau. Les poètes, ces rêveurs volontaires, peuplent les forêts d’arbres enchantés qui saignent quand on les frappe, qui trouvent des accents de menace ou de supplication, qui deviennent subitement monstres ou femmes pour vous effrayer ou vous attendrir. On sait en quels animaux Circé transforma les compagnons d’Ulysse, et le Tasse et l’Arioste ont doué les enchanteurs des pouvoirs les plus redoutables.

L’homme endormi est une dupe momentanée ; les poètes sont des dupes volontaires. Mais il y a aussi des dupes involontaires et incorrigibles, qui prennent des moulins à vent pour des géants, des Mari-

  1. Ouvrage cité, p. 114. La citation est de troisième main. Elle est, d’après la note, tirée de Bayle, Revue médicale, 1820.