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Nous ne sommes pas au bout des difficultés. Il est arrivé que des fous sont parvenus à faire accepter à d’autres fous les prétentions les plus déraisonnables. M. Spring, l’auteur de la Symptomatologie ou Traité des accidents morbides, me racontait un jour qu’il avait connu dans un asile d’aliénés un Dieu le Père qui s’était conquis un certain nombre d’adorateurs. Et, en fait, ne voit-on pas des nations entières, de vastes sociétés humaines, croire à l’infaillibilité d’un homme qu’en dernier résultat d’autres hommes ont investi de cette prérogative ?

Tout bien considéré et tout bien pesé, on est toujours ramené fatalement à cette conclusion que j’ai énoncée ailleurs[1] : c’est que si, d’une part, la vérité existe, d’autre part, le critérium absolu de la vérité n’existe pas ; qu’il faut distinguer entre la certitude subjective et la certitude objective ; que notre persuasion, si ferme qu’elle soit, peut être non fondée ; que la vérité pour nous ne peut avoir qu’un caractère tout provisoire. Le seul motif, en effet, qui nous fasse rejeter une proposition, se puise dans les contradictions qu’elle présente avec d’autres propositions considérées par nous comme vraies. Or, comme le nombre de ces dernières tend toujours à s’accroître, rien ne nous garantit que de nouvelles contradictions ne surgiront pas un jour ; l’histoire des sciences ne nous a que trop habitués à ce genre de surprises.

Mais si la défiance à l’égard de notre savoir est légitimée par les défaillances de nos facultés intellectuelles, par contre, c’est ici enfin que nous mettons la main sur la vraie pierre de touche de l’état de raison. Comme tout autre phénomène, l’erreur a sa cause, et, à ce titre, elle est explicable et en quelque sorte logique. Cette cause consiste en une vue incomplète des choses [2]. Se corriger, c’est voir plus et mieux. Sans doute l’esprit humain n’est pas tenu de tout voir, mais il devrait se garder de nier l’existence de ce qu’il ne voit pas. Or c’est cette négation — excusable, mais imprudente — qui est la source de tous nos faux jugements. Cette imperfection de notre nature

  1. Voir ma Logique scientifique, Bruxelles et Liège, 1865, et ma Logique algorithmique, ibid, 1877. Qu’il me soit permis, à l’occasion de ce passage, de mentionner les intéressants et remarquables articles de M. Paulhan qui ont paru dans la Revue philosophique (juillet, août et septembre 1879). Il touche, dans le dernier surtout, par plusieurs côtés, à certaines questions spéciales que je viens de traiter, et il me fait l’honneur de me citer entre autres fois à propos de la théorie de la certitude (No de septembre, p. 302). Oserais-je appeler son attention sur les lignes qui vont suivre, arrêtées et écrites longtemps avant que j’eusse pris connaissance de son travail, et où j’essaie de concilier le scepticisme scientifique avec le dogmatisme pratique, auquel nul ne peut échapper ?
  2. Voir ma Logique algorithmique, 4e  partie.