Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VIII.djvu/529

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
523
ANALYSESbrentano. — Sophistes grecs et contemporains.

Cette critique ne porte pas seulement sur le mot dont l’auteur s’est servi : elle atteint l’idée même qu’il exprime et qui est le fond du livre, le rapprochement forcé qu’il a voulu faire entre les sophistes anciens et les philosophes modernes. Chose bizarre, pour avoir voulu voir les sophistes là où ils ne sont pas, M. Funck-Brentano arrive à ne plus les voir là où ils sont. Les sophistes anciens ne sont plus ce que nous étions habitués à les croire : ils ne sont plus des sophistes ; ils sont eux aussi d’honnêtes philosophes, calomniés par Platon, ayant des croyances arrêtées, des dogmes ; ils n’ont jamais soutenu à la fois le pour et le contre, et n’ont pas soupçonné, dans la naïveté de leur âme, qu’il pût y avoir des sceptiques. M. Funck-Brentano ne croit guère au scepticisme ; il n’y croit même pas assez. Il bouleverse l’histoire de la philosophie, et nous assistons à une véritable réhabilitation des sophistes. Seulement, il ne s’agit pas, comme chez Grote, d’une réhabilitation purement historique. Encore qu’elle s’appuie sur quelques textes, la discussion est soutenue avec une intention évidente de polémique contemporaine : on sent que l’auteur plaide une cause. Il semble qu’avant d’introduire les sophistes dans la société de MM. Mill et Spencer il ait voulu leur refaire une respectabilité.

Par exemple, M. Funck-Brentano commence par renforcer le groupe des sophistes en y adjoignant Zenon d’Elée et Mélissus. C’est une nouveauté aussi malheureuse que hardie. N’est-ce pas, en effet, jouer sur les mots, que de donner le nom de sophiste à un philosophe très dogmatique, qui, soutenant invariablement une même thèse, réfute ses adversaires par des arguments subtils, si l’on veut, mais non pas captieux. C’est une question discutée encore de nos jours, de savoir quelle est la valeur exacte de ces arguments (V. Renouvier, Essai de crit. générale, 1er  essai, t. I, p. 67, 2e  éd., Paris, 1876). La dialectique est autre chose que la sophistique. Zenon, comme l’a montré Ed. Zeller (Die Phil. der Griechen, t. I, p. 535, vierte Auffl., Leipzig, 1876), ne fait pas autre chose que de défendre par des arguments indirects, en montrant l’inanité de toute hypothèse contraire, la doctrine de Parménide : il n’est pas plus un sophiste que ne l’était son maître.

Il est vrai que, à en croire M. Funck-Brentano, Protagoras et Gorgias seraient, eux aussi, des philosophes dogmatiques et convaincus. On lit avec étonnement le passage où la fameuse maxime de Protagoras : L’homme est la. mesure de toutes choses, est assimilée au Cogito, ergo sum de Descartes. Cette interprétation plus que téméraire s’autorise d’un texte fort peu probant de Sextus Empiricus. Il est fâcheux que l’auteur, qui parle de la « légèreté inconcevable » avec laquelle on a interprété ces doctrines, n’ait pas cru devoir discuter plus à fond l’exposition présentée par Ed. Zeller et les nombreux textes sur lesquels elle repose.

Nous ne sommes pas moins surpris lorsque, dans le chapitre consacré à Gorgias, nous voyons le célèbre sophiste transfiguré en croyant. Il croyait, nous dit-on, à l’être, tel que Parménide l’avait défini. La