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monde, on est à chaque instant déconcerté par les procédés de cette critique sibylline.

Autant qu’on en peut juger en rapprochant les passages nombreux, mais trop peu explicites, où l’auteur invoque cette distinction, il entend par idées abstraites les idées innées, simples, absolues, telles que les définissait l’école de Descartes. Faisons lui remarquer à ce propos que le terme qu’il emploie est équivoque ; on est tenté de croire que les idées abstraites sont celles que l’esprit dégage des idées sensibles, c’est-à-dire tout autre chose que ce que notre auteur entend. Spinoza, dont il parle avec éloge, distinguait avec soin les idées premières ou innées, les idées claires, des idées abstraites, et il n’y a pas de plus grand danger, suivant lui, que de prendre les choses trop abstractivement. — Les idées concrètes sont celles qui sont données par l’expérience. Il s’agit en dernière analyse de la distinction que les anciens sceptiques avaient déjà si nettement établie entre l’intelligible et le sensible : on sait qu’ils tiraient de cette opposition un argument contre la certitude et la science.

Quelle est, sur cette difficile question, l’opinion de notre auteur ? Il se défend également du pur idéalisme, qui refuse toute valeur au sensible, et du pur sensualisme, qui méconnaît l’intelligible. Il semble vouloir concilier ces deux points de vue, unir Platon et Bacon, Mais comment accomplir cette conciliation ? Gomment, si l’on garde quelque chose de la doctrine intuitionniste, répondre aux arguments dont la critique l’a accablée ? Si l’intelligible et le sensible ne doivent pas être séparés, comment sont-ils si différents ? S’ils sont si différents, comment sont-ils inséparables ? On eût aimé aussi à connaître ce que pense l’auteur de la solution donnée au problème par Kant, dont il parle peu, qu’il semble connaître mal, et qu’il traite avec dédain comme un sophiste de peu d’importance. Ce sont là des questions qu’on n’a pas le droit d’esquiver et sur lesquelles il faudrait se prononcer catégoriquement avant de se donner la tâche aisée de la critique.

En résumé, M. Funck-Brentano est un penseur original, et c’est de cette originalité que découlent à la fois les défauts et les mérites de son livre. Peut-être cette originalité l’a-t-elle entraîné trop loin : il prend plaisir à résister au courant qui entraine les esprits et à dire à son temps ce qu’il croit être ses vérités. Ainsi il parle à plusieurs reprises, non sans amertume, de ces penseurs isolés et incompris qui sauveraient le monde, si on les écoutait. « N’être point compris, dit-il à propos de Socrate, est le sort de tous les vrais génies aux époques de décadence. Le piédestal des hommes célèbres dans ces temps malheureux n’est fait que de la sottise de leurs contemporains. Leurs exagérations dans la politique sont prises pour de la force ; leurs raffinements dans les lettres, pour du talent ; leur faiblesse de caractère s’appelle savoir-vivre ; leurs intrigues, adresse ; leur absence de conscience, fortune ; leurs sophismes, science… « (P. 129). — « Malheur aux hommes qui, grâce au hasard de leur naissance ou d’une éducation