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avait disparu pendant la nuit, le chien eût évidemment gardé le souvenir d’un être redoutable aperçu la veille dans la cour. Un singe à qui je laissai un mouton en carton pendant toute une journée ne put jamais se persuader entièrement qu’il était inanimé ; je crois pourtant que cette persuasion fût venue à la fin, car le singe commençait à lui arracher les poils et à le traiter un peu trop familièrement ; mais la nature nous laisse rarement la possibilité d’un aussi long tête-à-tête avec les objets qui nous épouvantent. La nuit surtout, tout se transforme, tout s’anime : un simple frisson du vent suffit pour faire tout palpiter : c’est la nuit que les bêtes fauves se mettent en quête de leur proie : une foule d’êtres mystérieux et redoutables semblent se réveiller de leurs engourdissements du jour. L’imagination la plus calme crée du fantastique. Une nuit que je me promenais au bord de la mer, je vis distinctement une bête gigantesque se mouvoir à quelque distance : c’était un rocher parfaitement immobile au milieu des autres ; mais les flots qui tour à tour le couvraient et le découvraient en partie lui prêtaient leur mouvement à mes yeux[1]. Que de choses dans la nature empruntent ainsi au milieu, au vent, à une lumière plus ou moins incertaine l’apparence de la vie[2]. D’autres, qui ont l’air inertes, vivent

  1. M. H. Russel, le célèbre explorateur des Pyrénées, remarque aussi des effets fantastiques que produisent les rayons lunaires dans les montagnes. « À mesure que la lumière remplaçait l’ombre sur la face ou aux angles des rochers, dit-il dans le récit d’une ascension au pic d’Eristé, ils avaient tellement l’air de remuer que plus d’une fois je les pris pour des ours. Aussi j’avais mon revolver chargé à côté de mon sac. » Le même explorateur remarque aussi les transformations étonnantes que subissent les objets de la nature dans le passage du jour à la nuit ou de la nuit au jour : à l’aube, il se fait une sorte de tressaillement universel qui semble tout animer : « Le bruit de la cascade voisine changeait souvent : à l’aube, après avoir gémi et tonné tour à tour, elle se mit à gronder. Car, le matin, dans les montagnes, les sons grandissent, ils enflent, et les torrents surtout élèvent la voix comme s’ils s’impatientaient. À l’arrivée du jour l’air devient plus sonore, et on entend de bien plus loin. Ce phénomène étrange me frappe toujours, mais je n’en comprends pas la cause. » (Club alpin, année 1877.)
  2. M. Spencer reconnaît lui-même que tout tend dans la nature à suggérer l’idée de changements de substance, de métamorphoses merveilleuses ; les œufs, chose inanimée, deviennent oiseaux ou insectes ; la chair morte se change en vers vivants ; une effigie, sous l’influence du souvenir qui en ranime les traits, semble respirer et revivre. Ces idées, qui suppriment toute différence profonde entre l’animé et l’inanimé, sont maintenant encore ancrées dans les esprits : un homme d’une éducation distinguée me soutenait un jour fort sérieusement que certaines sources pétrifiantes des Pyrénées ont la propriété de changer en serpents les bâtons qu’on y plante. Pour celui qui s’imagine ainsi qu’un bout de bois peut devenir un serpent, quoi d’étonnant à penser que le bois vit (même le bois mort), que la source vit (surtout les sources de propriétés si merveilleuses), que la montagne vit ? Tout s’anime à ses yeux et se revêt d’un pouvoir magique.