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guyau. — de l’origine des religions

même grand ou petit selon le terme de comparaison, voilà ce que nous disent les sens ; mais si la raison subtile d’un savant moderne ne leur souffle rien, ils n’en diront certainement pas davantage. M. Max Müller semble croire que la perception de l’espace nous fournit directement la perception de l’infini ; mais cela est contraire à toutes les données historiques. L’infinité de l’espace est une idée à laquelle ne se sont élevés qu’assez tard les seuls métaphysiciens. L’horizon paraît sphérique et borné ; l’enfant s’imagine toujours qu’il ira au bout de l’horizon, qu’il touchera du doigt le point où s’abaisse le dôme céleste ; les anciens se figuraient le ciel comme une voûte de cristal semée de points lumineux. Pour nous, à qui l’on a dit dès l’enfance que les astres sont des mondes plus grands que notre terre, séparés de nous par une distance au-dessus de l’imagination, la vue du ciel éveille par une association nécessaire l’idée de l’incommensurable et de l’infini ; il ne faut pas juger par analogie de ce qui se passe dans l’esprit de l’homme primitif lorsqu’il lève les yeux là-haut. Ce dernier n’a pas du tout l’idée que son regard puisse s’affaiblir, s’éteindre par impuissance à un certain point du ciel, à une voûte toujours la même, et que cependant il y ait encore quelque chose au delà ; par habitude, nous plaçons toujours la fin du monde aux extrémités de nos rayons visuels, qui forment une sphère apparente et immobile. Nous avons de la peine à comprendre que l’espace céleste soit infiniment plus grand que le monde visible. Nous ne penserons pas davantage que des objets puissent nous dépasser en quelque sorte par leur petitesse ; la divisibilité à l’infini, où M. Max Müller voit une évidence pour les sens, est le résultat du raisonnement le plus abstrait ; naturellement, nous sommes portés à croire que la nature s’arrête où nous nous arrêtons, c’est-à-dire à l’atome visuel, au minimum visibile. En général, l’homme primitif s’inquiète fort peu de l’infinité de la nature ; il a bientôt fait de se tailler un monde à sa mesure et de s’y enfermer. Cette « souffrance de l’invisible » dont parle M. Max Müller est un mal tout moderne, qui, au lieu de provoquer l’idée de l’infini, est au contraire le produit tardif de cette idée acquise à force de raisonnement et de science ; loin de marquer l’origine des religions, la « souffrance de l’inconnu » en marque peut-être l’insuffisance, elle en annonce la fin. L’homme primitif ne souffre guère que du monde visible ; c’est là qu’il trouve pour son activité physique et intellectuelle un objet plus que suffisant : ses dieux, il ne va pas les chercher bien loin ; il les rencontre pour ainsi dire sous sa main, il croit les toucher du doigt, il vit en société avec eux. Ils lui sont d’autant plus redoutables qu’ils sont plus voisins de lui. Pour ces intelligences encore grossières, la gran-