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consacré aux « infirmités réelles » de l’intelligence chez les enfants (p. 25-39). Rien de plus instructif que cette étude des tâtonnements et, si je puis dire, des gaucheries de la raison qui s’essaye. Citons, par exemple, la petite fille qui, entendant appeler du nom de Marie sa sœur aînée, âgée de neuf ans, s’imaginait qu’on lui donnerait le même nom, le jour où elle aurait atteint le même âge. Citons encore le petit garçon à qui l’on dit qu’il a trois ans et six mois et qui tout étonné s’écrie : « J’ai donc deux âges ! »

On sait depuis longtemps que le pouvoir d’abstraire, comme toutes les facultés scientifiques, tarde à se développer chez l’enfant, tandis que l’imagination et les facultés poétiques qui lui font cortège sont extrêmement précoces. M. Egger confirme ces deux vérités par des observations nouvelles. Un enfant à qui l’on veut faire lire le chiffre 3, numéro d’une maison, s’y refuse, parce qu’il ne voit qu’un seul chiffre et que dans son esprit « trois » représente une pluralité. C’est exactement le même instinct qui déterminait les Grecs et les Romains, dans leur notation numérique, à écrire III, en répétant trois fois le même signe. Toujours préoccupé de montrer la ressemblance de l’enfant et des peuples primitifs, M. Egger rapproche les métaphores où se complaît l’imagination puérile des expressions concrètes si communes dans les langues anciennes. Pour l’enfant, l’espace, c’est le ciel ; le temps, c’est l’année. Pour désigner le milieu du jour, les Grecs disaient πλήθουσα ἀγορά, la place pleine ; pour désigner le soir : βούλυσις, le détèlement des bœufs.

Mais l’imagination de l’enfant ne se manifeste pas seulement par des métaphores, par des images, comme chez la petite fille qui définissait la glace « une eau qui dort profondément ». Cette imagination est vraiment créatrice. « L’enfant veut créer sans cesse. C’est une création qu’un trou en terre. De cette même terre qui sort du trou et qu’il tasse avec ses mains, l’enfant élève des montagnes qui lui paraissent d’une hauteur incalculable ; un tas de poussière représente des architectures féeriques[1]. » Si l’on essaye de classer les diverses tendances de cette imagination créatrice, on y remarquera surtout l’instinct mythologique d’où sont sorties les religions primitives, et un instinct dramatique très prononcé. L’enfant est un petit mythologue, qui personnifie les choses inanimées, qui humanise la nature, qui demande : « Où est la bonne du soleil ? » qui, ne voyant plus l’arc-en-ciel, s’écrie : « L’arc-en-ciel dort maintenant. » L’enfant est aussi un poète, qui, sans croire à ses fictions, s’y complaît, à demi dupe de ses propres inventions, comme le spectateur l’est au théâtre de l’action représentée devant lui. Le fils de Tiedemann, avant l’âge de trois ans, imaginait des conversations entre des personnages qu’il faisait représenter par des liges de choux. M. Egger cite, dans le même ordre d’exemples, le fait suivant : « Un enfant de vingt mois connaît, reconnaît et rappelle très bien de mémoire quelques personnes

  1. Champfleury, les Enfants, p. 154.