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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, X.djvu/211

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Th. ribot. — désordres généraux de la mémoire

tière sur la mémoire. Ce serait, par une réaction mal entendue contre les entités, ne voir qu’une partie de ce qui est. Sous ce composé instable, qui se fait, se défait et se refait à chaque instant, il y a quelque chose qui demeure : c’est cette conscience obscure qui est le résultat de toutes les actions vitales, qui constitue la perception de notre propre corps et qu’on a désignée d’un seul mot, la cénesthésie. Le sentiment que nous en avons est si vague qu’il est difficile d’en parler d’une manière précise. C’est une manière d’être qui, se répétant perpétuellement, n’est pas plus sentie qu’une habitude. Mais si elle n’est sentie ni en elle-même ni dans ces variations lentes qui constituent l’état normal, elle a des variations brusques ou simplement rapides qui changent la personnalité. Tous les aliénistes professent que la période d’incubation des maladies mentales se traduit non par des troubles intellectuels, mais par des changements dans le caractère, qui n’est que l’aspect psychologique de la cénesthésie. On voit de même une lésion organique souvent ignorée transformer la cénesthésie, substituer au sentiment ordinaire de l’existence un état de tristesse, d’angoisse, d’anxiété (sans cause, dit le malade) ; parfois en un état de joie, de plénitude, d’exubérance, de parfait bonheur : expression trompeuse d’une grave désorganisation et dont le plus frappant exemple se rencontre dans ce qu’on a appelé l’euphorie des mourants. Tous ces changements ont une cause physiologique ; ils en représentent le retentissement dans la conscience, et quant à dire que, si ces variations sont senties, l’état normal ne l’est pas, autant voudrait soutenir que la vie régulière n’est pas une manière de vivre, parce qu’elle est monotone. Ce sentiment de la vie, qui, parce qu’il se répète perpétuellement, reste au-dessous de la conscience, est la base véritable de la personnalité. Il l’est, parce que, toujours présent, toujours agissant, sans repos ni trêve, il ne connaît ni le sommeil ni la défaillance, et qu’il dure autant que la vie, dont il n’est qu’une forme. C’est lui qui sert de support à ce moi conscient que la mémoire constitue ; c’est lui qui rend les associations possibles et les maintient.

L’unité du moi n’est donc pas celle d’un point mathématique, mais celle d’une machine très compliquée. C’est un consensus d’actions vitales, coordonnées d’abord par le système nerveux, le coordinateur par excellence ; puis par la conscience, dont la forme naturelle est l’unité. Il est en effet dans la nature des états psychiques de ne pouvoir coexister qu’en très petit nombre, groupés autour d’un principal qui seul représente la conscience dans sa plénitude.

Supposons maintenant qu’on puisse d’un seul coup changer notre