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l’existence de chacun ce moment où il couche sur la dure et rompt ses épaules au poids du sac et du fusil. Puis, le monde politique se transforme ; la hiérarchie de naissance et de droit divin cède partout plus ou moins rapidement la place à la hiérarchie du mérite : l’électeur est juge de ce mérite ; l’homme placé au bas de la hiérarchie sait que cette hiérarchie relève de lui, procède de sa volonté ; à l’antique respect, sans conditions, dont le temps est absolument passé, a succédé un respect conditionnel, à échéances renouvelables ; personne ne commande plus de haut, en vertu d’un droit inné, par conséquent supérieur au consentement ; le père de famille lui-même, moins armé par la loi et désarmé par les mœurs, adoucit la voix en parlant à l’enfant rebelle : c’est pour cela qu’il faut que tout citoyen entende au moins pendant quelques mois de sa jeunesse la voix brève et dure d’un sergent. Le progrès de la richesse et des institutions démocratiques rend donc nécessaire le régime militaire qui enseigne à tous la discipline et fait présent à tous les yeux un grand devoir qui exige de grands sacrifices. Prendre le jeune homme, au moment où il devient homme, l’arracher à l’étude ou bien au travail, à la vie heureuse ou à la vie pénible ; réunir dans la caserne toutes ces existences diverses, et, quand il le faut, les jeter ensemble sur le champ de bataille, pour défendre l’honneur et la patrie, n’est-ce pas le seul moyen qui nous reste de faire sentir à tous qu’on n’est pas seulement sur terre pour y vivre à sa guise ? Et, pour conclure, quelle leçon de solidarité !

C’est assez faire l’éloge de la guerre. Il ne faudrait pas répondre au paradoxe de la paix perpétuelle par le paradoxe de la beauté de la guerre. Je reviens au livre de la solidarité morale. Je fais remarquer en terminant que ce livre de la solidarité conclut par la suppression d’une foule de solidarités. C’est la solidarité que je défends contre M. Henri Marion.

Je suis de son avis plus que lui-même, et je m’étonne qu’il soit arrivé à cette conclusion singulière. Ne serait-ce pas parce qu’il a pris pour objet de son étude un individu privilégié, placé dans un des milieux où l’homme est le plus libre’? Il le conduit en passant par une nation abstraite à une humanité idéale. Naturellement, il ne trouve pas d’obstacles en chemin. Pourtant les obstacles sont là, et l’historien, qui les voit, doit les montrer au philosophe.

On comprendra, j’espère, cette intervention d’un historien en une matière philosophique. Les historiens et les philosophes de ce temps-ci sont faits pour s’entendre et s’entr’aider. Les uns et les autres sont affranchis du joug de la théologie, positive ou naturelle, source de tant de théories qui ont si longtemps dispensé historiens ou philo-