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différent de celui qui agit dans une foule, laquelle est un groupe essentiellement instable et transitoire. Le « corps » a ce que n’a point une foule : sa hiérarchie, son point d’honneur, ses préjugés définis, sa morale convenue et imposée. Aussi le « corps » apporte-t-il dans les jugements qu’il porte sur les choses et sur les hommes un entêtement dont la foule, être ondoyant et divers, n’est pas susceptible au même degré. Voyez une foule : égarée, criminelle un instant, elle pourra se raviser l’instant d’après et reviser son arrêt. Un corps se croit et veut être regardé comme infaillible. Autre différence entre une foule et un corps : une foule apporte généralement plus d’impartialité qu’un corps dans son appréciation du mérite des individus. « Dans un corps de fonctionnaires, dit Simmel[1], la jalousie enlève souvent au talent l’influence qui devrait lui revenir, tandis qu’une foule, renonçant à tout jugement personnel, suivra aisément un meneur de génie. »

Un corps étant essentiellement un vouloir-vivre collectif, on peut juger par là quelles sont les qualités que le corps demande à ses membres. ― Ce sont celles qui sont utiles au corps et celles-là seulement. Un corps ne demande pas à ses membres de qualités individuelles éminentes. Il n’a que faire de ces qualités rares et précieuses qui sont la finesse de l’esprit, la force et la souplesse de l’imagination, la délicatesse et la tendresse d’âme. Ce qu’il exige de ses membres, c’est, comme nous l’avons dit, une certaine « tenue », une certaine persévérance dans la docilité au code moral du corps. C’est cette persévérance dans la docilité que, par je ne sais quel malentendu de langage, on décore parfois du titre de caractère. Par ce dernier mot un corps n’entendra nullement l’initiative dans la décision ni la hardiesse dans l’exécution, ni aucune des qualités de spontanéité et d’énergie qui font la belle et puissante individualité ; mais seulement et exclusivement une certaine constance dans l’obéissance à la règle. Un corps n’a aucune estime particulière pour ce qu’on appelle le mérite ou le talent. Il le tiendrait plutôt en suspicion. L’esprit de corps est ami de la médiocrité favorable au parfait conformisme. On pourrait dire de tout corps constitué ce que Renan dit du séminaire d’Issy[2] : « La première règle de la compagnie était d’abdiquer tout ce qui peut s’appeler talent, originalité, pour se plier à la discipline d’une commune médiocrité. »

Nulle part mieux que dans un corps n’apparaît l’antithèse célèbre

  1. Simmel, Comment les formes sociales se maintiennent (Année sociologique, 1898, p. 90).
  2. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse.