Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XLVIII.djvu/146

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dirons-nous, si l’espèce de justice distributive dont parle M. Durkheim s’appliquait exactement. Mais c’est là un désidératum utopique, du moins dans les corporations où le travail fourni ne peut être mesuré exactement comme quand il s’agit d’un travail manuel. ― Stuart Mill a dit quelque part que du haut en bas de l’échelle sociale la rémunération est en raison inverse au travail fourni. Il y a sans doute quelque exagération dans cette manière de voir. Mais elle peut trouver sa confirmation dans les groupes professionnels où la nature des services rendus les soustrait à une mensuration matérielle et permet à l’esprit de corps de déployer ses influences oppressives du mérite individuel.

Ce n’est pas tout. Vouloir chercher le critérium moral de l’individu dans la corporation, c’est aller contre la marche de l’évolution qui multiplie de plus en plus autour de l’individu les cercles sociaux et qui lui permet en conséquence de faire partie simultanément d’un nombre plus considérable de sociétés diverses et indépendantes qui offrent à sa sensibilité, à son intelligence et à son activité un aliment de plus en plus riche et varié. « L’histoire multiplie le nombre des cercles sociaux, religieux, intellectuels, commerciaux, auxquels les individus appartiennent et n’élève leur personnalité que sur l’implication croissante de ces cercles. Par suite leur devoir (aux individus) n’est plus relativement simple, clair, unilatéral, comme au temps où l’individu ne faisait qu’un avec sa société. La différenciation croissante des éléments sociaux, la différenciation correspondante des éléments psychologiques dans la conscience, toutes les lois du développement parallèle des sociétés et des individus semblent bien plutôt devoir augmenter que diminuer le nombre et l’importance des conflits moraux. L’histoire, en même temps qu’elle rend plus nombreux les objets de la morale, en rend les sujets plus sensibles[1]. » ― Il semble résulter de cette loi de différenciation progressive que la liberté de l’individu ― et par conséquent sa valeur et sa capacité morale ― sont en raison directe du nombre et de l’étendue des cercles sociaux auxquels il participe. L’Idéal moral n’est pas de subordonner l’individu au conformisme moral d’un groupe, mais de le soustraire à l’esprit grégaire, de lui permettre de se déployer dans une activité multilatérale. L’individu, de même qu’il est en un certain sens un tissu de propriétés générales, peut être regardé comme le point d’interférence d’un nombre plus ou moins considérable de cercles sociaux dont les influences

  1. Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. Exposé des théories de Simmel, p. 57.