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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/276

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par sa sensibilité ? En d’autres termes, doit-il et peut-il, exister dans la conscience, pour employer les termes de Kant, un état pathologique de plaisir ou de peine sanctionnant la loi morale, une sorte de pathologie morale, et la moralité doit-elle, à priori, avoir des conséquences passionnelles ?

Figurons-nous, pari hypothèse, une vertu si hétérogène, à la nature qu’elle n’aurait aucun caractère sensible et ne se trouverait en conformité avec aucun instinct social ou personnel, avec aucune passion naturelle, aucun πάθος, mais en conformité avec la seule raison pure ; figurons-nous d’autre part une direction immorale de la volonté qui, tout en étant la négation des « lois de la raison pure pratique », ne rencontrerait pas en même temps résistance de la part d’un penchant naturel, d’une passion naturelle (même pas, par hypothèse, le plaisir naturel de raisonner juste, le sentiment agréable de l’exercice logique selon les règles). En ce cas (qui ne peut d’ailleurs se rencontrer dans l’humanité), serait-il rationnel qu’à un mérite et à un démérite sans aucun rapport avec le monde sensible vinssent se joindre une peine ou une jouissance sensibles, une pathologie ?

Aussi la satisfaction, morale ou le remords, en tant que plaisir et peine, en tant que passions, c’est-à-dire en tant que simples phénomènes de la sensibilité, semblent à Kant non moins inexplicables que l’idée même du devoir. « Il est absolument impossible de comprendre à priori, comment une pure idée, qui ne contient elle-même rien de sensible, produit un sentiment de plaisir ou de peine ; … il nous est absolument impossible, à nous autres hommes, d’expliquer pourquoi et comment L’universalité d’une maxime comme loi, par conséquent la moralité, nous intéresse[1]. » Il y aurait donc ici un mystère ; la projection de la moralité dans le domaine de la sensibilité sous forme de sanction intérieure serait sans pourquoi possible, et Kant affirme cependant qu’elle est évidente à priori. Nous sommes forcés, dit-il, « de nous contenter de pouvoir encore si bien voir à priori que ce sentiment, (produit par une pure idée) est inséparablement lié à la représentation de la loi morale en tout être raisonnable fini[2]. »

La vérité, croyons-nous, est que, nous n’apercevons point purement « à priori » de raison pour joindre un plaisir sensible à une in-

  1. Crit. de la R. prat., tr. Barni, 121 ; Cf. 258, 259, 256, 248, 252, 374.
  2. id., 258. M. Janet, s’inspirant sans doute de Kant et peut-être des théologiens, renonce aussi à déduire le sentiment du remords de l’immoralité ; il semble y voir la preuve d’une sorte de mystérieuse harmonie préétablie entre la nature et la loi morale. « Le remords, dit-il, est la douleur cuisante, la morsure qui torture le cœur après une action coupable. Cette souffrance n’a aucun caractère moral et doit être considérée comme une sorte de châtiment infligé au crime par le nature elle-même. » (Tr. de philos., p. 673.)