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ciel ; ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques inguérissables (ce qui est absurde) ; alors ils seront aussi éternellement à plaindre, et une bonté suprême devra tâcher de compenser leur misère par tous les moyens imaginables, par la somme de tous les bonheurs sensibles. De quelque façon qu’on l’entende, le dogme de l’enfer apparaît ainsi comme le contraire même de la vérité.

Au reste, en damnant une âme, c’est-à-dire en la chassant pour jamais de sa présence ou, en termes moins mystiques, en l’excluant pour jamais de la vérité, Dieu s’exclurait lui-même de cette âme, limiterait lui-même sa puissance et, pour tout dire, se damnerait lui-même dans une certaine mesure. La peine du dam retombe sur celui même qui l’inflige. Quant à la peine du sens, que les théologiens en distinguent, elle est évidemment bien plus insoutenable encore, même si on la prend en un sens métaphorique. Au lieu de damner, Dieu ne peut qu’appeler éternellement à lui ceux qui s’en sont écartés ; c’est surtout pour les coupables qu’il faudrait dire avec Michel-Ange que Dieu ouvre tout grands ses deux bras sur la croix symbolique. Nous nous le représentons aussi comme regardant tout de trop haut pour qu’à ses yeux les réprouvés soient jamais autre chose que des malheureux ; or les malheureux ne doivent-ils pas être, sous ce rapport sinon sous les autres, les préférés de la bonté infinie ?

V.Sanction d’amour et de fraternité.

Jusqu’ici, nous avons considéré comme liés les deux aspects de la sanction : châtiment et récompense ; mais peut-être est-il possible de les considérer à part l’un de l’autre. M. Janet, par exemple, semble disposé à rejeter la récompense, proprement dite et le droit à la récompense[1], pour n’admettre comme légitime que le châtiment. Cette première position est, croyons-nous, la plus difficile que l’on puisse prendre dans l’examen de la question. — Il en est une seconde tout opposée, où un autre philosophe s’est placé, et que nous devons examiner pour être complet : rejeter tout à fait le châtiment, s’efforcer pourtant de maintenir un rapport rationnel entre le mérite et le bonheur[2]. Cette doctrine renonce à l’idée kantienne qui

  1. « Nous admettons sans hésiter la maxime stoïcienne : La vertu est à elle-même sa propre récompense… Concevrait-on un triangle géométrique qui, par hypothèse, serait doué de conscience et de liberté, et qui, ayant réussi à dégager sa pure essence du conflit des causes matérielles qui tendent de toutes parts à violenter sa nature, aurait en outre besoin de recevoir des choses extérieures un prix pour s’être affranchi de leur empire ? » (M. P. Janet, La morale, 590.)
  2. M. Fouillée, La liberté et le déterminisme.