Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/286

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
276
revue philosophique

de la nature tout entière, non pas seulement avec celui de tel ou tel individu ; cet amour de la nature, ainsi universalisé, deviendra pour celui qui en est l’objet le bonheur, y compris même le bonheur sensible : le lien entre la bonne volonté et le bonheur, que nous voulions briser, sera de nouveau rétabli.

Cette hypothèse, nous en convenons, est la seule et dernière ressource pour justifier métaphysiquement le sentiment empirique d’indignation que produit en nous le mal sensible, lorsqu’il accompagne la bonne volonté. Seulement, remarquons bien ce qu’enveloppe l’hypothèse. Il faut en venir, dans cette doctrine, à admettre sans preuve que toutes les volontés qui constituent la nature sont d’essence et de direction analogues, de manière à converger vers le même point. Si le bien que poursuit, par exemple, une société de loups, était dans le fond des choses aussi différent du bien poursuivi par la société humaine qu’il semble l’être en apparence, la bonté d’un homme n’aurait rationnellement rien de respectable pour celle d’un loup, ni celle d’un loup pour un homme ; il faut donc compléter l’hypothèse précédente par cette autre, bien séduisante et bien hasardeuse, que nous avons ailleurs exprimée nous-même comme possible : « A l’évolution extérieure, dont les formes sont si variables, ne correspondrait-il pas une tendance, une inspiration intérieure éternellement la même et travaillant tous les êtres ? N’y aurait-il pas en eux une connexion de tendances et d’efforts analogue à la connexion anatomique signalée par Geoffroy Saint-Hilaire dans les organismes[1] ? »

Selon cette doctrine, l’idée de sanction vient se fondre dans l’idée plus morale de « coopération » ; celui qui fait le bien universel travaille à une œuvre si grande qu’il a idéalement droit au concours de tous les êtres, membres du même tout, depuis la première monère jusqu’à la cellule cérébrale de l’organisme le plus élevé. Celui qui fait le mal, au contraire, devrait recevoir de tous un « refus de concours » qui serait une sorte de punition négative ; il se trouverait moralement isolé, tandis que l’autre serait en communion avec l’univers.

Ainsi restreinte, épurée, sauvée par la métaphysique, cette idée d’une harmonie finale entre le bien moral et le bonheur devient assurément plus admissible. Mais, en premier lieu, ce n’est plus vraiment la sanction légale d’une loi formelle : tout ce qui restait des idées de loi proprement nécessaire ou impérative, de sanction également nécessaire, a disparu. Ce n’est plus même la loi formelle de Kant ni le jugement synthétique à priori par lequel la légalité serait unie à

  1. Voy. notre Morale anglaise contempor., p. 370, et M. Fouillée, La science sociale contemp., livre V.