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en ce qui concerne le bonheur, nous voulons que tous soient heureux. Ces notions apportent un grand trouble dans la balance de la sanction. La proportionnalité, la rationalité, la loi, νόμος, (de νέμω), ne sont applicables qu’à des relations d’ordre et d’utilité sociale, de défense et d’échange, de commutation et de distribution mathématiques. La sanction proprement dite est donc une idée tout humaine.

En somme, les utilitaires et les kantiens, placés aux deux pôles opposés de la morale, sont pourtant victimes de la même erreur. L’utilitaire, qui sacrifie si peu que ce soit de son existence par l’espoir de voir un jour ce sacrifice lui rapporter quelque chose dans l’au-delà de la vie, fait un calcul irrationnel à son point de vue : car dans l’absolu il ne lui est dû pour son dévouement intéressé rien de plus qu’il ne lui serait dû pour une mauvaise action intéressée. D’autre part, le kantien qui se sacrifie les yeux fermés pour la loi seule, sans rien calculer, sans rien demander, n’a pas non plus de droit véritable à une compensation, à une indemnité : il est rationnel que, quand on ne vise pas un but, on y renonce, et le kantien ne vise pas le bonheur. Nous objectera-t-on que, si la loi morale nous oblige, elle est elle-même tenue à quelque chose envers nous ? dira-t-on qu’il peut y avoir un « recours de l’agent contre la loi » ? que si, par exemple, la loi exige sans compensation l’anéantissement du moi, elle est la suprême cruauté ; « une loi cruelle est-elle juste[1] ? » — Nous répondrons qu’il faut distinguer ici entre deux choses : les circonstances fatales de la vie et la loi qui règle notre conduite dans ces circonstances. Les conjonctures fatales de la vie peuvent être cruelles ; accusez-en la nature, mais une loi ne peut jamais apparaître comme cruelle à celui qui croit à sa légitimité. Celui qui considère toute souillure comme un crime ne peut pas trouver cruel de rester chaste. Il est impossible de juger la loi morale en se plaçant à un point de vue humain, puisqu’elle est par hypothèse inconditionnelle, irresponsable, et est censée nous parler du fond de l’absolu. Elle ne fait pas avec nous un contrat où nous puissions débattre tranquillement les clauses, mettre en balance les avantages et les inconvénients.

Au fond, même dans la morale kantienne, la sanction n’est qu’un suprême expédient pour justifier rationnellement et matériellement la loi formelle de sacrifice, la loi morale. On ajoute la sanction à la loi pour la légitimer[2]. La doctrine des kantiens, poussée à ses der-

  1. M. Janet, La morale, p. 582.
  2. Cette pétition de principe, déguisée sous le nom de postulat, est bien plus sensible encore dans les systèmes de morale qui essayent de tenir plus ouvertement le juste milieu entre l’utilitarisme égoïste et le désintéressement absolu