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Les stoïques anciens ou modernes ont donc tort au point de vue sensible et « pathologique. » Un soldat qui tombe frappé d’une balle aux avant-postes ne peut pas éprouver, dans le sentiment du devoir rempli, une somme de jouissance équivalente au bonheur d’une vie entière. Reconnaissons-le donc, la vertu n’est pas le bonheur sensible ; bien plus, il n’y a pas de raison naturelle et il n’y a pas non plus de raison purement morale pour qu’elle le redevienne plus tard. Aussi, lorsque certaines alternatives se posent, l’être moral a le sentiment d’être saisi dans un engrenage : il est lié, il est captif du « devoir » ; il ne peut se dégager et n’a plus qu’à attendre le mouvement du grand mécanisme social ou naturel qui doit le broyer. Il s’abandonne en regrettant peut-être d’avoir été la victime choisie. La nécessité du sacrifice dans bien des cas est un mauvais numéro ; on le tire pourtant, on le place sur son front, non, sans quelque fierté, et on part. Le devoir à l’état aigu fait partie des événements tragiques qui fondent sur la vie : il est des existences qui y ont presque échappé : on les considère généralement comme heureuses. Si le devoir peut ainsi faire de réelles victimes, ces victimes acquièrent-elles des droits exceptionnels à une compensation sensible, des droits au bonheur sensible supérieurs à celui des autres malheu-

    entièrement d’aspect ; le châtiment et la récompense ne sont plus considérés comme rattachés à la conduite morale par un jugement synthétique à priori, mais ils sont demandés d’avance par les agents pour justifier au point de vue sensible le commandement de la loi. L’acte moral ne constitue plus lui-même et lui seul un droit au bonheur ; mais tout être sensible est regardé comme ayant naturellement ce droit et comme ne voulant pas y renoncer dans l’acte moral. Ainsi entendu, le principe de la sanction perd tout ce qu’il avait de contradictoire et de moralement insoutenable ; mais, en premier lieu, il devient, comme le reconnaît M. Renouvier, une pure hypothèse ; en second lieu, tout sacrifice étant supprimé, la notion idéale de mérite en est quelque peu altérée : on ne peut qu’à ce prix fondre en une même conscience Bentham et Kant. En somme, dans cette antinomie que nous avons relevée tout à l’heure entre l’idée de mérite et celle de récompense, c’est la récompense qui a emporté la balance : on veut que nous agissions franchement en vue du bonheur. De cette façon, la sanction n’est plus, comme dans le système de Kant, suspendue en l’air et cherchant en vain à compenser le sacrifice idéal du devoir, qui ne serait vraiment méritoire qu’à condition de pouvoir rester définitif ; elle devient une fin pratique, une utilité, un intérêt ; si un honnête homme ne rencontre pas le bonheur dans la vie ou au delà, on a désormais une raison plausible de le plaindre en disant comme Fontenelle : « Il a mal calculé. » Le calcul d’intérêt qu’on mêle ainsi à l’idée de l’ « impératif catégorique » ne laisse pas d’introduire quelque élément d’incertitude dans la morale. Renonçant à soutenir simplement que le devoir pour le devoir mérite une récompense, MM. Renouvier et Sidgwick disent simplement que l’agent moral, s’attendant à une récompense, serait dupé s’il n’était récompensé un jour ; ils invoquent pour ainsi dire comme seul argument la véracité de la conscience, de même que Descartes invoquait la véracité de Dieu ; mais l’une et l’autre peuvent être suspectées.