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faut distinguer pour chaque esprit deux modes d’existence : une existence intellectuelle, car nous avons conscience de nous-mêmes comme d’une intelligence absolue ; une existence sensible, qui consiste dans la connaissance sensible des choses, relative à notre point de vue particulier de l’univers[1]. » L’existence intellectuelle est impersonnelle : une addition bien faite est une vérité absolue qui confond tous les esprits dans l’unité d’une seule et même existence. Demander si les autres hommes existent, c’est donc demander s’il y a des sensibilités analogues à la nôtre. « Il doit y en avoir. En moi, la pensée s’est faite sensibilité ; comment ? Je l’ignore ; mais il faut que la même chose se soit faite partout. D’abord, en effet, l’analogie demande qu’à tous les phénomènes semblables à ceux de mon corps corresponde un point de vue particulier, analogue à celui qui constitue mon individualité. De plus, la pensée embrasse tout : pour que la sensibilité ait sa raison d’être et mérite d’exister, il faut qu’elle soit en quelque façon un redoublement de l’intelligence et qu’elle embrasse tout. Or la sensibilité ne peut embrasser tout distinctement qu’à la condition de se décomposer en une infinité de points de vue. Il y a donc une infinité de points de vue sensibles, de sujets sentants dans l’univers[2]. »

L’homme est au centre de tout. Il comprend le monde qui se définit par sa sensibilité. Il peut se comprendre lui-même en se saisissant tour à tour comme objet dans le monde, comme sujet dans la pensée. En établissant que le monde est encore la pensée, mais comme aliénée d’elle-même, nous nous sommes délivrés de la distinction radicale de l’esprit et du corps, qui fait de l’homme la combinaison inintelligible et monstrueuse de deux natures sans rapport. « La distinction de deux substances dans l’homme est absurde ; le corps et l’âme ne font qu’un et sont seulement deux points de vue d’une seule et même substance[3]. » Par cela seul que la pensée devient le monde et que l’homme, en tant qu’individu, n’est qu’un point de vue particulier de ce monde, il se saisit en rapport intime avec lui, il s’apparaît comme un phénomène, parmi les phénomènes. L’homme dans l’espace et dans le temps, ensemble de faits successifs soumis au déterminisme, c’est le corps ; la conscience du moi, en tant que distinct de toutes ses déterminations, c’est l’âme[4]. Ainsi entendue, la distinction de l’âme et du corps nous permet de poser le problème psychologique et de Le résoudre, en évitant les sophismes et les contradictions.

  1. Logique, lec. XVIII.
  2. Log., leç. XVIII.
  3. Psych., leç. XXIX.
  4. Morale, leg. VII.