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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/34

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l’esprit de ses interprètes. La vérité sans doute est impersonnelle, mais il y a un art tout individuel de la rechercher. M. Lachelier aime les subtilités, les arguments adroits, la défense habile des vérités relatives. Il y a en lui ce trait de race, qu’on trouve dans le grand Corneille, l’esprit processif, la subtilité, la réserve normande. Il n’aime pas à affirmer. Il ne s’y résout que quand il y est comme réduit lui-même en épuisant toutes les hypothèses possibles. Il est à la fois hésitant et très hardi : deux formes en lui de la sincérité. C’est une grande audace, sous une apparence de timidité parfois, de ne dire que ce que l’on pense, mais de dire tout ce qu’on pense. Il se plait à la méthode critique, qui n’engage pas d’un seul coup, qui permet de s’attarder, de revenir sur ses pas, de changer de route, d’assurer le terrain et de n’avancer qu’à coup sûr. Il n’arrive à sa pensée qu’en traversant la pensée des autres, qu’il fait sienne, qu’il transforme, qu’il réfute dans toutes ses métamorphoses. Ce n’est que contraint, forcé, ayant été dans tous les sens, ne pouvant plus échapper, qu’il donne la solution qui rend compte des solutions apparentes et tranche la difficulté. La philosophie est une recherche laborieuse, un effort parfois pénible vers la vérité, une marche lente et progressive, qui le conduit, par les opinions qu’il combat, par les hypothèses qu’il rejette, à la méthode qu’il adopte, et par les démarches compliquées de cette méthode analytique, à travers les doutes et les négations, jusqu’à la vérité définitive. Tout est pensée : l’objet est créé par le sujet. Sa philosophie établit cette première vérité et la développe. En analysant les éléments des illusions nécessaires, elle affranchit l’esprit, elle le rend à lui-même. Il faut aller d’abord des faux systèmes au premier principe de toute philosophie, puis de la pensée au monde, pour revenir du monde à la pensée ; dont, à vrai dire, on n’est pas sorti. Après avoir fait ce qu’on pourrait appeler la philosophie de la nature, il faut étudier la pensée, d’abord en tant qu’elle-même est comprise et se voit dans le monde qu’elle crée, ensuite en tant qu’elle s’en dégage par la réflexion, par la moralité, par la conscience et l’adoration de l’absolu. Pour faire sortir la moisson de terre, le paysan la brise, la remue, la creuse ; ainsi la moisson de vérité sort de l’esprit remué en tous sens, agité jusqu’en ses profondeurs, où son germe dormait. Par une mystérieuse correspondance, souvent la lecture d’un écrivain, l’éloquence d’un orateur éveille des images inattendues. M. Lachelier éveillait en nous l’image des gestes simples et tranquilles, des mouvements rudes, des attitudes laborieuses, d’un paysan robuste.