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DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

Le même jour, à 9 heures un quart du soir, M….. tricote un bas qui est vers sa fin. Elle tient les yeux ouverts[1] ; elle a pris avec elle, comme modèle, le bas déjà achevé. Elle a été hypnotisée et je lui ai dit que, quand la demie après neuf heures sonnera, elle doit, sans quitter la chambre, détacher sa jarretière (M….. est très pudique) et l’enrouler autour du cou de ma femme.

À l’heure dite, changement visible de physionomie ; elle dépose son ouvrage, et, sans se trousser, fait semblant d’ôter sa jarretière ; elle met autour du cou de ma femme le bas achevé, se replace dans son fauteuil, reprend son ouvrage, fait un seul point, et s’endort, c’est-à-dire ferme les yeux, sans s’appuyer contre le dossier. (Si on se le rappelle, J……., le 1er avril, s’est endormie de la même façon, le peigne en l’air.)

J’attends cinq minutes, puis je la réveille. Elle reprend son tricot. Elle jette de temps en temps, à la dérobée, des regards curieux et souriants sur ma femme. Je la regarde d’un air interrogateur. « Je crois que j’ai mis quelque chose autour du cou de madame. — Quoi ? — Un bas. — Était-ce cela que vous deviez faire ? — Non ; je devais mettre ma jarretière, mais je n’aurais pas pu. — Pourquoi ? — Parce qu’elle n’a pas de boucle et que je ne puis la détacher qu’en ôtant mon soulier. Et puis, je n’aurais su l’entrer dans le cou de madame. — Pourquoi avez-vous mis le bas ? — J’ai pensé que cela devait revenir au même, et que madame avait besoin d’avoir quelque chose au cou. — Quand vous êtes-vous endormie ? — Quand la pendule a sonné. — Qu’avez-vous ressenti ? — Je n’ai plus vu que madame. — Si vous aviez pu ôter votre jarretière, l’auriez-vous fait devant moi ? — Oui, puisque je ne voyais que madame. »

Ce dialogue, absolument textuel, a l’air d’être arrangé après coup, tant il est topique. Il dispense de tout commentaire.

J’insisterai cependant sur plusieurs détails. D’abord, pour tout ce qui n’a pas été prévu dans la suggestion, le sujet conserve la liberté de son jugement. Ainsi M….. sait quelle espèce de jarretière elle porte. En conséquence, bien que je lui aie ordonné de la détacher, comme c’est là chose impossible, il lui paraît qu’elle satisfait à l’ordre par une action simulée.

Elle raisonne ce qu’elle a à faire : « Madame avait besoin d’avoir quelque chose au cou. » Elle ne peut lui mettre sa jarretière ; elle y substitue un bas. Donc spontanéité, raison et liberté.

  1. Quand je lis les auteurs, je m’aperçois que plusieurs ont parfois l’air d’attacher de l’importance à ce détail (voir, entre autres, le résumé que je donne plus haut des vues de M. Beaunis sur la veille somnambulique). Il n’en a aucune, sinon pour le sujet qui doit tâtonner, s’il tient les yeux fermés. (Voir de l’Influence, etc., p. 157.)