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F. BOUILLIERce que deviennent les idées

Par là sans doute on s’épargne l’embarras d’avoir à chercher ce que deviennent les idées pendant l’oubli, mais on se jette dans l’embarras bien plus grand d’avoir à expliquer comment, après avoir été anéanties, elles reviennent à l’esprit. Telle est la difficulté qu’il ne semble pas possible de s’en tirer sans recourir à quelque miracle pour opérer cette merveilleuse résurrection. C’est ainsi que le philosophe arabe Avicenne, cité par Hamilton, croit devoir faire appel à une intervention divine pour ramener les idées à la lumière de la conscience. Il suppose que Dieu lui-même infuse dans l’âme, par une sorte d’irradiation, les connaissances passées évoquées par la mémoire. Dieu serait l’agent immédiat de tous nos souvenirs, comme il l’est de tous nos mouvements dans la philosophie de Malebranche.

Si rien ne reste en effet de tout ce qui n’est pas actuellement perçu ou conçu, s’il se fait à chaque instant comme une table rase du passé dans l’esprit, chaque idée étant anéantie aussitôt qu’une autre succède et qu’elle disparaît, comment concevoir ces deux faits du souvenir et de la reconnaissance ? Sur quoi la mémoire aura-t-elle prise pour évoquer une idée quelconque et telle idée plutôt que telle autre, si nulle n’a laissé de trace dans l’esprit, si toutes ne sont que néant après avoir disparu ? En outre, que devient le lien qui unit les idées ? Comment une idée en réveillerait-elle une autre, et se présenterait-elle à l’esprit associée à d’autres idées ?

On dira sans doute que c’est l’esprit seul qui, par son activité propre, les reproduit, les refait, les crée à nouveau et les retire du néant où elles étaient tombées. Mais, au milieu de toutes ces créations nouvelles, prenons garde qu’il y a une notion fondamentale qui va se perdre, la notion même du passé. Comment l’esprit aura-t-il le discernement de ce qu’il voit et de ce qu’il revoit ? À quel signe et comment se fera la reconnaissance sans laquelle il n’y a pas de mémoire ? Ni la facilité qu’on allègue plus grande, dit-on, à reproduire une idée qu’à la produire pour la première fois, ni, pour parler comme Herbert Spencer, la différence des états forts, qui seraient tous les états primitifs, et des états faibles, qui seraient tous les états secondaires, ne semblent des critériums suffisants. N’arrive-t-il pas que les états secondaires, par telles ou telles circonstances, peuvent être plus forts que les états primitifs correspondants ?

Dira-t-on que l’esprit réveille les idées, pour éviter de dire qu’il les crée à nouveau ? Mais parler ainsi c’est nous donner raison, c’est supposer la persistance des idées plus ou moins endormies, pour continuer la métaphore. On réveille ce qui n’est qu’endormi ; on ne réveille pas ce qui a cessé d’exister. L’acteur qui, après une sortie,