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Quels sont les défauts que l’on peut trouver à la philosophie de Condillac ? C’est par notre propre expérience, par des observations, que nous pouvons toutes faire avec nos sens et saisir avec notre intelligence, qu’il prétend nous persuader que toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens. Il ne pouvait, pour atteindre ce but, commettre une plus grande méprise que de supposer sa statue, car il nous conduit sur un domaine où nous ne pouvons le suivre avec notre expérience et où la porte reste ouverte au doute. Il devait faire porter ses observations sur quelque chose de donné, sur des enfants, sur des hommes à sens incomplets et non sur une statue où les manières d’être (Zustände) sont imaginées au lieu d’être vues. Mais, en laissant de côté cette méprise, on peut remarquer que c’est uniquement en parole et non en fait qu’il a ramené tout notre développement à une seule source, car il ne comprend pas sous le mot sentir une seule chose, mais deux choses différentes exprimées par les deux mots différents empfinden et fühlen. Il se borne en outre à constater les faits lorsqu’il devrait les faire dériver les uns des autres ; il s’appuie sur des propositions qui ne sont pas démontrées ; il lui arrive de se contredire, etc., etc.

En résumé, le côté faible de la philosophie de Condillac, c’est le fondement sur lequel il établit sa théorie de la connaissance ; mais il a eu un grand mérite que ne doivent jamais oublier les historiens de la philosophie et des sciences : il a créé de nouveaux problèmes et donné une méthode nouvelle ; il a frayé la route au criticisme et à la psychologie empirique ; il a été le prédécesseur de Kant et de Herbart ; il a provoqué des travaux pénétrants et solides dans les sciences expérimentales et spécialement dans la science de la nature. Enfin sa théorie de la connaissance n’est pas sans importance pour l’histoire de la pédagogie. Huit ans après l’apparition du Traité des Sensations, Rousseau publiait son Émile, et il n’est pas douteux que ce livre, destiné à faire époque, n’ait été composé sous l’influence de la philosophie condillacienne.

On pourrait faire un certain nombre de critiques au travail de M. Burger. C’est ainsi qu’il cite (p. 2) comme des ouvrages distincts, l’Art de penser, l’Art de raisonner, l’Art d’écrire, la Grammaire, l’Histoire des hommes et des empires, qui ne sont que des parties du Cours d’études. S’il dit, après Cousin et Réthoré, que Condillac est le métaphysicien du xviiie siècle, il a tort d’ajouter que les Français le considèrent comme leur unique métaphysicien à cette époque. Sans rappeler Cousin lui-même qui a tant vanté la métaphysique de Turgot on peut citer Voltaire qui jouit même en Allemagne d’une grande considération philosophique, comme le prouvent les travaux d’hommes aussi distingués que Hettner, Strauss, Dubois-Reymond[1] et Lange : on

  1. Voyez R. ph., 1877, I, 440, Gérard, La philosophie de Voltaire d’après la critique allemande.