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GAROFALO.l’anomalie du criminel

séquent, je devais l’injurier pour me soulager et me consoler de cette perte ; mais, dans son for intérieur, il estimait que c’étaient des bêtises, des bêtises dont un homme sérieux aurait eu honte de parler. »

Même insouciance pour ce qui regarde leur vie, leur avenir : « Un forçat se mariera, aura des enfants, vivra pendant cinq ans au même endroit, et, tout à coup, un beau matin, il disparaîtra, abandonnant femme et enfants, à la stupéfaction de sa famille et de l’arrondissement tout entier. »

Chose remarquable, Dostojewsky nous parle des qualités excellentes et solides de deux ou trois forçats, amis dévoués, incapables de haine… Eh bien ! la description qu’il nous fait des fautes qui avaient entraîné ces malheureux à la maison de force, prouve qu’ils n’avaient pas commis de vrais crimes, au sens que nous avons donné à ce mot.

Il nous parle d’abord d’un vieux croyant de Staradoub, qui se chargeait de cacher les économies des forçats. « Ce vieillard, dit-il, avait soixante ans environ ; il était maigre, de petite taille et tout grisonnant. Dès le premier coup d’œil il m’intrigua fort, car il ne ressemblait nullement aux autres, son regard était si paisible et si doux, que je voyais toujours avec plaisir ses yeux clairs et limpides. Je m’entretenais souvent avec lui, et rarement j’ai vu un être aussi bon, aussi bienveillant. On l’avait envoyé aux travaux forcés pour un crime grave. Un certain nombre de vieux croyants de Staradoub (province de Tchernigoff) s’étaient convertis à l’orthodoxie. Le gouvernement avait tout fait pour les encourager dans cette voie et engager les autres dissidents à se convertir de même. Le vieillard et quelques autres fanatiques avaient résolu de « défendre la foi ». Quand on commença à bâtir dans leur ville une église orthodoxe, ils y mirent le feu. Cet attentat avait valu la déportation à son auteur. Ce bourgeois aisé (il s’occupait de commerce) avait quitté une femme et des enfants chéris, mais il était parti courageusement en exil, estimant dans son aveuglement qu’il souffrait « pour la foi ». Quand on avait vécu quelque temps aux côtés de ce doux vieillard, on se posait involontairement la question : Comment avait-il pu se révolter ? Je l’interrogeai à plusieurs reprises sur « sa foi ». Il ne relâchait rien de ses convictions, mais je ne remarquai jamais la moindre haine dans ses répliques. Et pourtant, il avait détruit une église, ce qu’il ne désavouait nullement : il semblait qu’il fût convaincu que son crime et ce qu’il appelait « martyre » étaient des actions glorieuses. Nous avions encore d’autres forçats vieux croyants, Sibériens pour la plupart, très développés, rusés comme de vrais paysans. Dialecticiens à leur manière, ils suivaient aveuglement leur loi et aimaient