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faire ce que les anciens appelaient des dieux (439) ». Ce n’est pas seulement sur la destinée du monde, mais aussi sur notre propre destinée que l’évolutionnisme est en état de nous fournir des perspectives assez consolantes. D’abord elle nous assure l’immortalité de nos pensées et de nos actions. Les ondes cérébrales parties de nos cerveaux continueront leur chemin quand nous ne serons plus là et s’étendront même toujours plus loin. L’atavisme n’est-il pas d’ailleurs une garantie de résurrection ? Mais si les œuvres de l’individu lui survivent, lui-même est-il voué à l’anéantissement ? La science dit oui, mais l’amour proteste, car l’amour s’attache à l’individu et veut le conserver. M. Guyau nous expose alors dans un magnifique langage, une hypothèse, moins que cela, un rêve, mais un beau rêve qui, dit-il, n’a rien d’anti-scientifique et qui résoudrait cette cruelle antinomie. La conscience, le moi n’est qu’une association très souple d’idées et d’habitudes. Mais rien ne dit que l’instabilité en soit le caractère définitif et perpétuel. Peut-être finira-t-il par se former des composés d’états de conscience assez solides pour durer toujours, tout en restant assez flexibles pour pouvoir s’adapter à des milieux toujours nouveaux. Pourquoi le résultat du progrès ne serait-il pas la formation de tourbillons psychiques de plus en plus résistants ? Ainsi dans le stade le plus élevé de l’évolution, la lutte pour la vie deviendrait une lutte pour l’immortalité et voici comme ce rêve pourrait se réaliser. Déjà la psychologie admet que les consciences se peuvent pénétrer les unes les autres. Pourquoi un jour ne verrait-on pas se produire une pénétration infiniment plus complète ? Pourquoi les consciences que réunit un commun amour ne finiraient-elles pas par se confondre réellement au sein d’une conscience supérieure où chacune garderait pourtant sa nuance propre ? Alors la communication serait tellement intime que la conscience individuelle, que la mort atteindrait, survivrait dans le cœur aimé non pas à l’état de souvenir plus ou moins pâle, comme aujourd’hui, mais comme une image tellement intense qu’elle ne se distinguerait pas de la réalité. Ce serait comme l’action et le prolongement de la conscience éteinte dans celle qui survit. Alors « tout le problème serait d’être tout à fois assez aimant et assez aimé pour vivre et survivre en autrui. » Quant à ceux qui se refusent à entrer dans ce rêve, ils n’ont qu’une chose à faire : n’être pas lâches, puisqu’aussi bien la lâcheté ne sert à rien.

IV. — On retrouvera dans cet important ouvrage les belles et multiples qualités que tout le monde connaît à l’auteur : une grande imagination jointe à une exquise sensibilité ; une subtilité de dialectique qui va parfois jusqu’au raffinement ; une rare aptitude à comprendre et à goûter les choses les plus diverses ; des idées profondes jointes à de fines et délicates analyses. Comme toujours les beautés littéraires sont de premier ordre. Mais ce qui nous parait être par-dessus tout la marque distinctive des écrits de M. Guyau, c’est un accent tout particulier de sincérité. Ses livres ont été vraiment vécus ; on voit que la pensée, toujours présente, en a été pendant longtemps mêlée à tous