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morale est l’opposé de l’égoïsme : elle commande de faire le bien, même, s’il le faut, aux dépens de soi, de subordonner l’intérêt individuel à l’intérêt général. Ces deux lois s’excluent mutuellement ; entre elles, comme entre le oui et non, il n’y a pas de moyen terme, et nous nous trouvons en face de ce dilemme : ou l’égoïsme est fondé sur une illusion, ou la loi morale, conçue comme une obligation intérieure, n’est qu’une fiction. Mais l’égoïsme tient aux racines mêmes de l’individualité ; si l’égoïsme repose sur une illusion, c’est donc que l’individualité, comme le monde extérieur, n’est qu’une illusion elle-même. Que faut-il en penser ?

Chacun de nous s’apparaît à lui-même comme un être réel, qui sent, qui pense et qui veut, un et identique depuis la naissance jusqu’à la mort, et il semble, à première vue, que ce serait le comble de l’absurdité que de ne pas reconnaître en nous ces caractères. La psychologie courante paraît bien avoir raison d’affirmer notre unité et notre identité et d’insister sur ce point qu’il ne s’agit ici ni de l’unité d’un agrégat, ni de l’identité d’un phénomène, mais bien d’une unité et d’une identité substantielles. Les faits prouvent cependant, d’une manière irrécusable, que nous sommes, en parlant ainsi, la dupe d’une illusion. L’expérience montre que nous ne sommes qu’une suite de phénomènes psychiques, avec un commencement et une fin, non un être, mais une vie, que tout, dans notre nature physique, dépend de conditions extérieures, que nous n’avons pas de nature qui nous soit vraiment propre. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, tout est organisé dans notre nature et notre vie spirituelle comme si nous étions des substances. Sans cette apparence, il ne pourrait pas être question de notre individualité, de notre moi. Notre personnalité, en ce qu’elle a d’individuel, consiste donc, comme le monde de la perception extérieure, en une illusion systématiquement organisée.

Mais ce que les faits nous apprennent, nous en avons une connaissance intuitive, nous en avons tout au moins le sentiment, puisque nous savons ou sentons que nous avons des fins supérieures à nos intérêts personnels et même à la conservation de notre vie. Ce ne serait pas mériter le nom d’homme que de ne rien reconnaître de supérieur à nos appétits. Ce sentiment, quelque vague qu’il soit souvent, et malgré l’opposition de certaines croyances, a maintenu les hommes, en général, dans le chemin du devoir ; mais il faut savoir l’interpréter et c’est cette interprétation qui a donné naissance aux doctrines morales et religieuses. Pour ce qui nous occupe, le fait de sentir ce qu’on pourrait appeler notre centre de gravité en dehors et en dessus de notre individualité, montre bien que notre