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mordante pour les tourner en ridicule, lui assurèrent un grand succès à Athènes : les jeunes gens accouraient en foule autour de lui ; les maîtres eux-mêmes abandonnaient leurs écoles pour venir l’entendre[1] ; le chef de l’école stoïcienne, Antipater, n’osait entrer en discussion avec lui et se bornait à l’attaquer dans ses ouvrages[2]. Envoyé en ambassade à Rome avec le Stoïcien Diogène et le Péripatéticien Critolaüs, il trouva moyen d’y combattre avec esprit ses adversaires les Stoïciens. Le préteur Albinus lui dit en plaisantant : « Je ne suis donc pas préteur, selon vous, puisque je ne suis pas sage ; et Rome n’est ni une cité, ni un État. — C’est à celui-ci, répondit Carnéade, en montrant Diogène, que vous ne paraissez pas tel[3]. » Il ne trompa pas d’ailleurs la confiance que ses concitoyens avaient mise en lui ; dans les deux discours, si peu compris, qu’il prononça devant l’élite de Rome, il prépara le succès de la demande qu’il venait, au nom d’Athènes, adresser au sénat romain. Dans le second de ces discours, que l’on peut seul recomposer avec les quelques fragments qui nous restent, il montra admirablement l’opposition de la justice et de l’intérêt : Alexandre, dit-il, ne se fut pas emparé de l’empire perse, s’il avait respecté le bien d’autrui ; les Romains eux-mêmes n’eussent pu étendre leur territoire, comme ils l’ont fait, s’ils avaient toujours pratiqué la justice. La conclusion était facile à tirer pour les auditeurs : Rome a pris le monde et prétend être honorée de tous ; pourquoi donc punir Athènes d’avoir pillé une bicoque ? Il semble que les Romains le comprirent ainsi, car ils abaissèrent de 500 à 100 talents l’amende à laquelle avaient été condamnés les Athéniens[4].

Nous n’avons aucun détail sur la vie de Carnéade après son retour de Rome. Il devint peut-être aveugle quelque temps avant sa mort[5], qui arriva la 4e année de la 162e olympiade (129-28 av. J.-C.). Il avait vécu quatre-vingt-cinq[6] ou quatre-vingt-dix ans[7]. Diogène dit qu’il vit venir la mort avec terreur, mais ce qu’il rapporte pour justifier cette assertion : « La nature qui m’a formé me détruira de

  1. Diog., IV, 62, 63.
  2. Numénius, Cicéron, loc. cit.
  3. Acad. pr., II, ch.  45.
  4. Nous ne pouvous que renvoyer sur ce point au bel article de M. Martha (Revue des Deux-Mondes) reproduit dans le volume Études morales sur l’antiquité, p. 61. Personne, à notre connaissance, n’a mieux rendu la physionomie du philosophe académicien, ni présenté, sous une forme plus ingénieuse, une doctrine qu’on a trop souvent critiquée sans se donner la peine de la comprendre.
  5. Diog., IV, 66. — Cf. Zeller, III, i, 499.
  6. Diog., IV, 65, d’après Apollodore.
  7. Cicéron, Acad., II, 6, 16. L’indication de Diogène parait plus vraisemblable.