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PICAVET.le phénoménisme et le probabilisme

dait aux Stoïciens où ils apercevaient cette finalité qu’ils disaient être la loi du monde. Pourquoi Dieu, qui a fait le monde pour l’homme, a-t-il créé tant d’êtres nuisibles, de serpents et de vipères[1] ? Il a, dites-vous, donné la raison à l’homme, mais nous voyons que la plupart des hommes sont plus malheureux que les animaux, par l’usage même qu’ils font de leur raison[2] ; n’eût-il pas mieux valu qu’il ne leur eût pas fait ce présent ? — C’est parce que les hommes usent mal de leur raison, répondaient les Stoïciens, qu’ils sont malheureux. — Pourquoi donc Dieu leur donnait-il une raison dont ils devaient un jour faire mauvais usage[3] ?

Mais il y a plus. Les Stoïciens disent qu’il n’existe pas un seul sage ; que les insensés sont absolument malheureux ; n’est-ce pas dire que tous les hommes sont plongés dans la plus grande misère ? n’est-ce pas reconnaître que Dieu n’a pas tout fait pour le mieux ? D’ailleurs, en supposant que Dieu n’ait pu nous donner à tous vertu et sagesse, ne devrait-il pas au moins rendre heureux l’homme vertueux ? Or, nous voyons tous les jours l’homme de bien en proie au malheur, et le méchant heureux par les crimes mêmes qu’il a commis[4] !

Considérons maintenant le monde en lui-même et non plus dans son rapport avec l’homme. C’est, dites-vous, ce qu’il y a de meilleur et de plus beau ; mais pourquoi ne pourrait-il être l’œuvre de la nature, comme le soutient Straton de Lampsaque[5] ? Vous invoquez la liaison des parties qui le constituent pour soutenir qu’il ne saurait être l’œuvre des forces naturelles, mais seulement d’une âme du monde ou d’un dieu. Qui donc connaît suffisamment la nature pour affirmer qu’elle est incapable de telle ou telle chose[6] ?

Zénon raisonnait ainsi : « Ce qui se sert de la raison est meilleur que ce qui n’en fait pas usage ; rien n’est meilleur que le monde ; donc le monde est doué de raison. » Carnéade reprenait l’argument d’Alexinus[7]. « Être poète et grammairien, disait ce dernier, vaut mieux que n’être ni l’un ni l’autre ; or rien n’est supérieur au monde ; donc le monde doit être grammairien et poète. » Qui nous

  1. Acad., II, 38, 120. — Cf. Plut., chez Phorphyre, de Abst., III, 20, qui montre bien qu’il s’agit de Carneade.
  2. De Nat. Deor., III, 26, 65-70.
  3. De Nat. Deor., III, 31, 76. Carnéade combat la Providence avec les Épicuriens.
  4. id., II, 32, 79, 80.
  5. Acad., II, 120 : Omnia elfecta esse natura.
  6. Acad., II, 38, 120. C’est le même argument qui a été repris au xvIiie siècle par Locke et au xviiie par Voltaire, lorsqu’ils soutenaient que la matière eût pu être douée de la pensée par Dieu.
  7. De Nat. Deor., III, 8, 21.