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ANALYSES.john morley. On Compromise.

seul. Si celui-là hésite à produire l’idée dont l’avenir a besoin, soit par peur pour lui-même, soit parce qu’il ne croit pas l’humanité préparée à la recevoir ; s’il attend qu’un autre fasse le devoir auquel il se dérobe, qui donc se chargera de l’œuvre sacrée du progrès ? D’ailleurs, observe M. Morley, quand une idée a germé dans une tête, c’est une preuve que les temps sont mûrs ; elle peut faire son entrée dans le monde : le monde, sans s’en douter peut-être, est arrivé au moment où elle est nécessaire et doit être féconde. Les théoriciens ont moins d’influence qu’on ne le croit, et qu’ils ne le croient eux-mêmes. M. Morley cite en exemple la Révolution française. Sénac de Meilhan écrivait en 1795 : « C’est quand la Révolution a été entamée qu’on a cherché dans Mably, dans Rousseau, des armes pour sustenter le système vers lequel entraînait l’effervescence de quelques esprits hardis. Mais ce ne sont point les auteurs que j’ai cités qui ont enflammé les têtes ; M. Necker seul a produit cet effet, et déterminé l’explosion… » « Les écrits de Voltaire ont certainement nui à la religion et ébranlé la croyance dans un grand nombre ; mais ils n’ont aucun rapport avec les affaires du gouvernement, et sont plus favorables que contraires à la monarchie. » Et, à propos du Contrat social : « Ce livre profond et abstrait était peu lu, et entendu de bien peu de gens. »

Je demanderais à faire ici quelques réserves. Le témoignage de Meilhan est suspect, et à qui étudie les causes de la Révolution, il semble bien que les théories des philosophes y furent pour une grande part. Je n’accepterais pas non plus sans restriction cette autre remarque de M. Morley que les sociétés sont, au fond, peu modifiées par l’application des mesures qui paraissent le plus subversives, ce qui prouve, selon notre auteur, l’innocuité même des utopies. La Révolution française est là pour prouver que les idées, vraies ou fausses, sont plus puissantes que cela. Principes de vie et de progrès pour le corps social, elles peuvent aussi devenir causes de désorganisation et de mort. Aussi voudrais-je que M. Morley eût insisté un peu plus sur un devoir corrélatif à celui de répandre ce qu’on croit être la vérité : le devoir de douter longtemps qu’on l’ait trouvée. J’honore infiniment la sincérité courageuse qui va droit devant elle ; j’honore aussi beaucoup la sincérité circonspecte et modeste qui n’affirme et n’agit qu’après avoir conquis une évidence absolue. « Ne recevoir aucune chose pour vraie qu’on ne la connaisse évidemment être telle… ne comprendre rien de plus en ses jugements que ce qui se présente si clairement et si distinctement à l’esprit qu’on n’ait aucune occasion de le mettre en doute. » Voilà une règle de méthode et aussi de probité intellectuelle qui, scrupuleusement appliquée, nous épargnerait bien des convictions prématurées, des prosélytismes indiscrets et agressifs, des utopies dangereuses, d’autant plus qu’elles sont plus sincères, des perturbations sociales et politiques, trop souvent provoquées sans profit pour la cause du progrès, par d’honnêtes gens à qui a manqué cette honnêteté suprême de consentir à croire qu’ils pouvaient se tromper.

Y.

G. Lechalas.La connaissance du monde extérieur, 1886, 59 p. in-8o. Sous ce titre, la Connaissance du monde extérieur, M. G. Lechalas, dont