Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/471

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
461
PIERRE JANET.l’anesthésie systématisée

fort longtemps et en particulier pendant toutes mes recherches faites il y a huit mois. C’est une chose curieuse que l’on puisse ainsi passer à côté d’un phénomène intéressant sans le voir. Est-ce aussi pour nous une sorte d’anesthésie systématique ? J’avais observé autrefois que les yeux ne se baissaient pas vers le papier pendant l’écriture automatique, cependant cette écriture était lisible et les mots ne dépassaient jamais le papier. Comment aurait-elle pu écrire ainsi sans regarder, si elle ne s’était servie du sens tactile et musculaire. L…, à l’état normal, n’écrit pas ainsi, elle se baisse et suit sans cesse du regard la plume et le papier : l’une écrit avec la vue, l’autre avec le toucher. J’avais noté aussi que, pendant la catalepsie, les différentes positions données aux membres, même hors de la portée du regard, devenaient le point de départ d’une suggestion : ces positions étaient donc senties. Je remarquais aussi qu’Adrienne savait ce qui se passait pendant la catalepsie et cependant je n’ai pas alors rapproché les deux faits pour constater qu’Adrienne avait la sensibilité tactile. Autre détail, pendant la catalepsie, comme cela arrive quelquefois, le sujet n’obéissait qu’à moi. Toute autre personne qui touchait les membres les trouvait raides et contracturés, ils étaient au contraire légers et flexibles pour moi, c’était de l’électivité pendant la catalepsie, comment aurait-elle pu reconnaître l’attouchement de ma main si elle n’avait pas été sensible ? Enfin aurait-elle pu reconnaître du premier coup un objet au toucher, associer le nom avec le tact s’il n’y avait pas eu auparavant une longue éducation de la sensibilité tactile ? Ces remarques prouvent, ce qui d’ailleurs était certain, que ce n’est pas moi qui ai actuellement suggéré la sensibilité à Adrienne, mais que cette sensibilité était un fait normal et ancien. Aussi suis-je disposé à croire qu’il en serait de même pour toutes les anesthésies de nature hystérique, par exemple si on parvenait à dédoubler de la même manière une personne atteinte d’amaurose hystérique[1], ou plutôt à rendre manifeste le dédoublement qui existe déjà en elle par le fait de la maladie, on constaterait que la vue existe complètement et n’est même pas diminuée. C’est d’ailleurs ce que M. Bernheim a déjà prouvé par d’autres procédés et

  1. J’ai appris depuis que la personne dont je m’occupe a été atteinte dans son enfance, vers l’âge de huit ans, d’une cécité presque complète qui a duré, sauf quelques interruptions, pendant deux ans. On l’a mise dans une chambre obscure et ou a appliqué des pommades sur les yeux. Je ne puis m’empêcher de remarquer que peu auparavant, vers l’âge de sept ans, commençaient les grands accidents, qu’une amaurose hystérique n’aurait rien de surprenant chez une femme pareille et qu’Adrienne, si elle existait, devait voir très clair. Peut-être une suggestion hypnotique aurait-elle eu un meilleur résultat que tous les onguents. Je me hâte d’ajouter que cette supposition est toute gratuite ; peut-être la maladie des yeux a-t-elle été très sérieuse et très bien soignée.