Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
573
DARLU.la liberté et le déterminisme

ne suffit plus d’imaginer des modifications organiques persistantes résultant de l’immense série d’expériences qui sont la source des idées morales. Car ce n’est pas seulement par leur contenu sensible que ces idées déterminent l’action, mais encore par la généralité qu’elles expriment. Lorsqu’à la bataille de Véséris, le consul Décius se dévouait pour la patrie, la cause de son action résidait dans une idée générale et non dans les perceptions particulières d’individus ou de monuments qui ne sont que la matière de cette idée et qui, dépouillées de la dignité de l’Universel, perdraient évidemment toute autorité sur la conduite[1]. Au point de vue mécanique, il faut donc supposer, outre des impressions cérébrales persistantes, des connexions et des transformations des modifications primitives en correspondance avec la généralisation des idées, et propres à donner naissance à un mouvement final tel qu’il aurait été produit par l’action simultanée sur l’organisme de la totalité des objets innombrables que l’idée exprime ; il faudrait même dire de l’universalité des objets, si l’on ne regarde pas comme absolument vide l’idée de l’Être universel.

Ce n’est pas tout. L’idée ne correspond pas seulement à ce qui a été et qui n’est plus, mais encore à ce qui n’est pas et qui sera. Elle reflète l’avenir. Et la volition consiste précisément dans la détermination d’un acte par l’idée d’une chose qui sera. Elle ne dépend donc pas seulement du passé, mais encore, d’une certaine manière, de l’avenir. L’astronome qui se transporte sur un point du globe pour assister à une éclipse de soleil accomplit une action à laquelle il faut bien reconnaître, d’une certaine manière pour condition partiellement déterminante le fait à venir, puisqu’elle ne se produirait pas, si le fait ne devait pas avoir lieu[2]. Sans doute les conditions immédiates de l’acte sont présentes dans la conscience et conséquemment dans le cerveau du savant voyageur ; mais nous sommes forcés de supposer que son état cérébral, par un mécanisme intérieur de plus en plus compliqué, correspond non plus seulement à une infinité d’événements antérieurs, mais encore à des événements futurs, et que c’est en vertu de cet arrangement même qui fait qu’il s’adapte à des événements futurs, qu’il détermine l’action. Donc l’idée déterminante et le mouvement cérébral

  1. Il est permis sans doute, par une généralisation extrême, de ne voir dans un acte de ce genre qu’une action réflexe. Mais d’abord il devient difficile de définir l’excitation qui la provoque (souvent une parole, comme dans l’exemple cité plus haut), et puis, cela ne dispense pas de chercher à concevoir le mode de formation du mécanisme qui la produit.
  2. Est-ce encore une action réflexe ? Si l’on veut. Mais l’excitation semble encore plus difficile à définir, et il faut supposer dans l’organisme une faculté de s’adapter à des conditions qui ne sont pas encore données.