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L’AMOUR DU MAL



I


L’amour du mal, l’attrait du fruit défendu, ce sentiment bien connu et dont on parle souvent, semble de nos jours se développer et s’organiser. Quelques littérateurs et, parmi, eux, des décadents, l’ont du moins, dans leurs ouvrages, porté à un haut degré de perfection. On s’est moqué d’eux souvent et, en vérité, c’était facile, et quelquefois aussi juste que facile. Mais peut-être est-il plus intéressant, plus esthétique et plus utile d’étudier le sentiment dont ils se sont inspirés.

L’amour du mal est un sentiment très raffiné, il suppose certaines conditions qui ne se rencontrent guère, surtout dans sa forme supérieure, que chez des esprits subtils, compliqués, réfléchis. Ce sentiment suppose en effet que celui qui l’éprouve ressent un désir plus ou moins net et plus ou moins contenu pour une chose mauvaise. Il suppose une perversion de l’esprit ; de plus, il faut également que cette perversion soit connue comme telle, et enfin que la connaissance de cette perversion soit agréable. L’amour du mal est cet état singulier dans lequel un malade se reconnaît malade et se réjouit de sa maladie qu’il admire complaisamment. Un tel état semblera peut-être impossible à ceux qui sont absolument sains, mais quelqu’un l’est-il ? Cependant on peut arriver, je crois, à l’expliquer et à le comprendre.

La perversion est une chose fréquente, naturelle, je dirais presque normale. La sainteté absolue ne se rencontre pas plus que la santé parfaite. Nous connaissons tous ces états morbides où l’appétit se déprave, le malade avalant avec avidité du charbon, de la terre, ou pis encore. De même la volonté est viciée et le caractère détraqué par quelque endroit. Les exemples pathologiques sont frappants. Le cas du marquis de Sade est un des plus caractérisés. Mais entre le fou et l’homme normal, il n’y a pas de frontière tracée. La Rochefoucauld, qui a bien su voir certains mauvais côtés de la nature humaine, disait qu’il y a dans le malheur de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplait pas. La vue de la souffrance n’est